Page:Sorel - Montesquieu, 1887.djvu/163

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comme il les leur faut. Ils entendent réaliser ce que Montesquieu a décrit. Montesquieu a analysé les lois qui constituent la république et qui la font vivre ; ils décrètent ces lois : la république, selon eux, en doit résulter nécessairement. Ils ne tiennent compte d’aucune des conditions que Montesquieu a posées et qui sont essentielles dans sa théorie, ni le climat, ni les mœurs, ni l’allure générale. Montesquieu avait déjà confondu tous les temps et toutes les républiques : ils transportent cette législation idéale à plus de vingt siècles de distance, dans le pays le plus différent et au milieu de la civilisation la plus opposée. C’est le contraire de la méthode de l’Esprit des lois ; mais c’est l’esprit du siècle, et c’est ainsi que la plupart des Français de ce temps-là ont compris Montesquieu.

Ils lui appliquent les procédés d’interprétation qu’ils ont l’habitude d’appliquer aux classiques : isolant les maximes et en déduisant, par la voie dialectique, toutes les conséquences qui en découlent logiquement. De ses idées générales, ils font des idées abstraites et universelles, c’est-à-dire un moule à leurs passions. Montesquieu s’était fait successivement le citoyen de chaque nation, afin de guérir chaque peuple du pire des préjugés, l’ignorance de soi-même. Ses interprètes font de lui le citoyen du monde et le législateur cosmopolite. Loin de chercher chez lui de quoi guérir leurs préjugés, ils y cherchent de quoi les fortifier, et, transposant, pour ainsi dire, son ouvrage, du relatif à l’absolu, ils en font le code prophétique de leur utopie.