Page:Sorel - Montesquieu, 1887.djvu/37

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Il y a un effort de précision, parfaitement déplacé, dans ces récits scabreux, et, par suite, assez désobligeant. Si Montesquieu s’était borné à reproduire les détails de mœurs recueillis par Chardin, ces détails passeraient, à la rigueur, pour de la couleur locale. Mais il n'en est rien. Montesquieu brode sur le canevas du voyageur, et y brode à sa façon de parlementaire libertin. « La pudeur, dit quelque part Chardin, ne permet pas qu’on se souvienne seulement de ce qu’on a entendu sur un tel sujet. » Montesquieu n’a point entendu ce qu’il a imaginé, et il l’a décrit avec indiscrétion. Il y a tout un attirail de harem, plus gascon que persan, toute une polygamie, plus européenne qu’orientale, dont l’étalage a je ne sais quoi de travesti, de fané, de vieillot et qui nous impatiente et nous glace.

Montesquieu ne pousse pas seulement Chardin au licencieux ; il le pousse au tragique. Ses Persans ont une jalousie sombre et inquiète. « Malheureux que je suis ! s’écrie Usbek. Je souhaite de revoir ma patrie, peut-être pour devenir plus malheureux encore ! Eh ! qu’y ferais-je ?… j’entrerai dans le sérail : il faut que je demande compte du temps funeste de mon absence… que sera-ce, s’il faut que des châtiments que je prononcerai moi-même, soient des marques éternelles de ma confusion et de mon désespoir ? » Il parle d’un ton sinistre de « ces portes fatales qui ne s’ouvrent que pour lui ». Ceux qui les gardent ne sont pas ces « vieux esclaves difformes et fantasques » qu’a observés Chardin ;