Page:Sorel - Réflexions sur la violence.djvu/307

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qui nous est propre, puis dans la personne du prochain, et cela sans retour d’égoïsme, comme sans considération aucune de divinité ou de communauté : voilà le droit. Être prêt en toute circonstance à prendre avec énergie, et au besoin contre soi-même, la défense de cette dignité : voilà la Justice[1]. » Clemenceau, qui ne pratique sans doute guère cette morale pour son usage personnel, exprimait la même pensée quand il écrivait : « Sans la dignité de la personne humaine, sans l’indépendance, la liberté, le droit, la vie n’est qu’un état bestial qui ne vaut pas la peine d’être conservé. » (Aurore, 12 mai 1905.)

On a fait à Proudhon un très juste reproche, le même d’ailleurs que celui qu’on a fait à beaucoup de très grands moralistes ; on lui a dit que ses maximes étaient admirables, mais qu’elles étaient destinées à demeurer impuissantes. L’expérience nous a, en effet, prouvé malheureusement que les enseignements que les historiens des idées nomment des enseignements très élevés, restent d’ordinaire sans efficacité. Cela avait été évident pour les stoïciens ; cela n’a pas été moins remarquable pour le kantisme ; et il ne semble pas que l’influence pratique de Proudhon ait été bien sensible. Pour que l’homme fasse abstraction des tendances contre lesquelles s’élève la morale, il faut qu’il existe chez lui quelque ressort puissant, que la conviction domine toute la conscience et agisse avant que les calculs de la réflexion aient eu le temps de se présenter à l’esprit.

On peut même dire que tous les beaux raisonnements

  1. Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome I, p. 216.