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le léger tressaillement qui m’agita à la vue de Léon m’empêcha de dormir paisiblement toute la nuit. Et pourtant ce n’est pas à lui, à lui Léon, que je pensai, ce n’est pas son image qui passa devant mes yeux fermés, ce n’est pas sa voix qui murmura à mon oreille, c’était un être inconnu, sans forme, qui m’obsédait et me parlait ainsi. Une seule fois en ma vie j’avais senti un trouble pareil : c’était un jour où nous devions aller revoir dans la montagne la grotte des Fées, si merveilleuse et si splendide. Il fallait s’éveiller de bonne heure ; je ne dormis pas, et toute la nuit je vis des montagnes et des grottes imaginaires, jamais celle où je devais aller. Ainsi Léon ne m’apparut pas, ce fut quelque chose qui me venait de lui, comme les grands rochers de mon imagination me venaient des rochers de nos enchanteresses. Ce pressentiment d’amour m’atteignait comme un génie ami, comme un sorcier divin qui frappe notre âme de sa baguette magique, qui ouvre toutes les sources de notre amour, les fait couler hors de nous. Puis se présente le voyageur altéré qui tend sa coupe, la remplit des larmes heureuses de notre âme et s’en abreuve.

« Et cela fut ainsi pour moi le matin de cette nuit si doucement agitée. Je me levai avant tous, j’ouvris ma fenêtre, et la première personne que je vis, ce fut Léon arrêté et les yeux levés sur ma chambre. Si alors il ne sentit pas que je devais l’aimer un jour, si alors, comme le voyageur altéré, il ne tendit pas son âme pour recueillir en lui ce flot d’émotions qui s’échappait de moi, c’est qu’il était timide et bon ; car il y eut un moment, le moment d’un éclair, où toute ma joie dut éclater et sourire sur mon visage. Puis, avec la même rapidité, il me sembla que tous ces traits épars de mes rêves, que toutes ces formes indécises de fantômes légers qui m’avaient poursuivie, s’éclairaient, s’assemblaient soudainement, se dessinaient avec netteté, et je reconnus que c’était Léon qui avait erré dans la nuit que je venais de passer. Alors j’eus peur, alors je me retirai de ma fenêtre, je reculai vivement, et je tombai assise sur le bord de mon lit, la main sur mon cœur qui battait comme si j’avais longtemps couru. Avais-je donc fait bien vite un bien long chemin dans l’amour ?

« Cependant, les occupations de la journée, les occupations des jours suivants, apaisèrent bientôt tous ces mouvements tumultueux, et je ne sentis plus d’agitation. Mais déjà ma