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gnons d’enfance. Cette idée m’avait surtout déterminée : Félix était devenu pour moi l’image vivante de mon malheur, et, comme il avait éteint mes beaux rêves, j’aimais à me dire que c’était lui qui dévastait aussi mes belles fleurs, et, par un besoin de souffrir de sa main, je m’écriais en moi-même : Ah ! cet homme est le mauvais génie de tout ce que j’ai aimé !

« J’étais à quelques pas du petit carré vers lequel je me dirigeais, quand j’entendis un léger bruit. La peur d’être surprise dans ce qui m’avait semblé d’abord une vengeance légitime et dans ce qui m’apparut tout à coup comme une colère ridicule, cette peur fit que je me cachai ; mais, le bruit continuant à se faire entendre, j’en voulus savoir la cause. Je parvins à petits pas jusqu’auprès de mon jardin de roses. C’était là qu’on travaillait : un homme était penché vers la terre, il enlevait les fleurs avec soin, les déposait avec une tendre attention sur une brouette qu’il poussa bientôt vers une autre partie du parc. Je le reconnus : c’était Léon. Oh ! comment pourrais-je dire ce qui se passa en moi ? Une joie céleste tomba dans mon cœur, elle le remplit tellement, qu’elle m’enivra et déborda ; je fus forcée de m’appuyer contre un arbre, et je sentis des larmes couler sur mes joues. Et mes fleurs, mes belles fleurs, que je les aimai ! qu’elles me devinrent chères et précieuses ! Dès que Léon fut éloigné, je courus vers celles qui restaient encore, je les regardai l’une après l’autre ; mais l’idée de les briser m’eût révoltée, elle m’aurait semblé une odieuse ingratitude. J’étais seule, la nuit m’enveloppait d’ombre ; je pris une rose, la plus belle ; je la coupai, et là, dans une folle extase d’amour, ouvrant un passage à cette passion que je refermais depuis si longtemps, je pressai de mes baisers cette rose ainsi sauvée. Puis, entendant revenir Léon, je la jetai à terre pour lui, comme s’il devait la reconnaître ; j’en pris une autre pour moi, comme s’il me l’avait donnée, et je m’enfuis, la tête et le cœur perdus, comme si cet échange de fleurs, que j’avais fait à moi seule, avait été l’aveu de son amour et du mien.

« Le lendemain, j’étais heureuse et rayonnante. Léon m’aimait, Léon m’avait sauvée du besoin de remercier Félix. Je l’aimais de son amour et de mon aversion pour un autre. Pourtant je n’étais pas méchante. Si Félix eût voulu rester un ami pour moi, je l’aurais apprécié ce qu’il valait ; mais une fatalité cruelle lui inspirait toujours des choses qui de-