Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/132

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bonté. Je n’étais pas remise encore dans ma raison, que mon frère me dit presque avec douceur :

« — Henriette, es-tu coupable ?

« Ah ! malheur, malheur et malédiction sur ceux qui parlent aux cœurs innocents un langage qui suppose le crime ou le vice ! Ces mots : Es-tu coupable ? avaient sans doute pour ma famille un autre sens que pour moi, car la réponse que je leur fis eut aussi une signification que je n’ai comprise que plus tard. Pauvre enfant qui aimais, mais qui aimais encore comme un enfant ! je ne pensais qu’à celui qu’on allait chasser, et je répondis à cette terrible question : Es-tu coupable ? par ces mots :

« — Grâce, grâce pour Léon !

« — Malheureuse ! s’écria mon père en se levant.

« — Oh ! Henriette ! me dit Hortense tout bas.

« Mon père, que ma mère avait peine à contenir, poussait de sourdes malédictions. Je restai stupéfaite. J’avais la conscience de ma faute, car j’avais désobéi au vœu de ma famille ; mais j’avais aussi celle de mon innocence. Sans savoir ce qu’étaient les crimes de l’amour, je comprenais bien que je n’avais pas oublié tous mes devoirs. Je me levai donc aussi à mon tour, et, m’adressant avec force à mon père, je répondis :

« — Vous m’avez demandé si j’étais coupable ; coupable de quel crime ? coupable d’aimer M. Lannois, c’est vrai ; coupable de le lui avoir dit, c’est vrai ; coupable d’avouer qu’il m’aime, c’est vrai. S’il y a des crimes au delà de ceux-ci, je les ignore.

« Aussitôt je sortis du salon, mécontente envers tous de ce que je n’avais trouvé que des visages sévères et accusateurs lorsque le bonheur de ma vie venait d’être brisé, désespérée en moi seule de la profondeur de peine où je me sentais tomber, comprenant par la douleur cet amour que j’avais compris par la joie : amour immense, amour qui était le centre de ma vie, ou qui la tuera ou me rendra folle si on l’en arrache ! Cependant la colère se mêlait à mon désespoir. N’avoir pas trouvé un mot de pitié dans tout ce monde qui m’entourait et qui était heureux, cela m’irritait. J’accusais autant que j’étais accusée, lorsqu’un incident inouï vint pousser ce sentiment au dernier degré de violence. J’ouvre la porte de ma chambre, et je vois Félix devant mon secrétaire ouvert, Félix fouillant les tiroirs, examinant mes papiers.