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la fis sans réflexion. Cette servante était devant moi ; Léon attendait ; et j’avais besoin de voir Léon, non pas pour son amour dans ce moment, non, je le jure, mais pour lui dire ce que je deviendrais, pour lui demander ce qu’il comptait faire. C’était comme un conseil à tenir pour notre avenir, au moment d’une catastrophe. Mon billet parti, je compris que c’était un rendez-vous que je venais de donner ; et pourtant ce n’était pas ce qu’on appelle un rendez-vous d’amour. La veille de ce jour Léon me l’eût demandé à genoux, je l’aurais refusé. Ce jour-là, je lui eusse fait dire de venir s’il ne m’avait devancée. Nous avions déjà le malheur comme sauvegarde. Une autre crainte vint m’agiter : c’était peut-être un piége que Félix m’avait tendu ! Mais à quoi bon ? à me faire commettre une faute ? eh bien ! j’y étais décidée, et, sur le salut de mon âme, qui est ma seule espérance dans mon désespoir, cette faute que je commettais n’était qu’une désobéissance de plus, une révolte contre Félix, un moyen de tenter de lui échapper ; l’amour y était oublié, et s’il m’avait fallu écrire d’avance tout ce qui eût dû se dire dans cet entretien, le mot « Je t’aime » y eût été à peine prononcé, et on n’y eût trouvé que des résolutions de faire intervenir la famille de Léon et de fléchir la mienne. Oui, je le jure encore, je n’avais aucune idée d’un amour coupable, je calculais ce qui me restait de chance de ne pas mourir, je ne savais pas que j’allais hasarder d’autres dangers.

« Le temps se passa ainsi, et, la nuit venue, j’attendis sans terreur le moment où j’allais m’échapper de ma chambre. Seulement alors un frisson me prit ; de vagues images d’une fille séduite, qui fuit la maison paternelle, me passèrent devant les yeux comme des fantômes, pendant que je descendais l’escalier qui criait sous mes pas. J’avais entrevu des tableaux où cela était représenté, et ils se dessinaient dans l’ombre en prenant ma figure. Plus instruite que je ne l’étais, j’aurais peut-être reculé devant ces sombres avertissements ; mais j’avais contre moi la pureté de mon âme et l’ignorance de mes sens. Pauvre enfant que j’étais ! toute ma vie s’était portée au cœur, et je ne comprenais pas que le cœur pût être déshonoré. Je traversai le jardin, j’arrivai à la porte du parc, je l’ouvris : Léon était là. Il entra, il me prit la main ; c’était la première fois qu’il me touchait. Je n’éprouvai aucune émotion, tant j’étais troublée !

« — Viens, me dit-il, viens dans ce pavillon ; là nous se-