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de devenir sentimentalement amoureux ? Tu as eu cent occasions d’être un de ses mille amants, tu les as toutes laissées passer parce que tu l’aimais de cœur. Une fois dégrisé de ce mauvais amour, tu as vu que l’opinion de tes amis t’avait donné cette femme, ils n’imaginaient pas que ta niaiserie eût été si loin que de ne pas avoir été jusque-là. Tu t’es regardé, tu t’es trouvé ridicule : tu as vu que cette femme t’avait donné trois rendez-vous, et qu’elle t’avait appartenu de droit sinon de fait ; et tu as laissé croire, puis tu as dit, et aujourd’hui tu es persuadé que tu as eu cette femme. Elle compte dans le nombre de celles dont tu te pares, n’est-ce pas vrai ?

Luizzi fut assez piqué de cette petite leçon du Diable, d’autant plus qu’il n’y avait pas à discuter avec lui sur des sentiments où son œil infernal pénétrait si bien. Il se contenta de répondre :

— Est-ce que je ne l’aurais pas eue si je l’avais voulu ?

— Est-ce qu’on a la femme que l’on aime ? repartit le Diable ; sur dix liaisons cela n’arrive pas une fois. Les femmes se laissent toujours prendre par les hommes qui les aiment assez peu pour ne pas trembler devant elles. Je ne connais pas deux femmes qui aient pris pour amant celui qui les aimait ; puis elles se plaignent qu’on les trompe ! C’est toujours leur faute. Les femmes ont une tactique de défense criarde ou majestueuse qui n’impose qu’à ceux qui croient en elles. Une femme qui, au lieu de se laisser prendre, oserait se donner, serait la femme la plus distinguée de la création, et la plus aimée aussi : ce qui ne laisse pas d’être une assez belle distinction.

— Messire Diable, dit Luizzi, qui sentait en lui une assurance toute nouvelle, est-ce que parmi les raisons qui ont forcé le Tout-Puissant à vous précipiter dans l’enfer, votre manie de faire des théories n’a pas été une des premières ?

— Entre nous soit dit, repartit le Diable d’un ton assez bonhomme, il n’en a pas eu d’autres.

— Alors, j’ai bien envie de faire comme lui.

— Et pour la même raison sans doute ?

— Oui, pour ton bavardage éternel.

— Hé non ! parce que je ne dis pas ce qui te convient. Si je te racontais les six semaines de vie que tu viens d’accomplir, tu m’écouterais de tes deux oreilles.

— À ce propos je ne saurai donc rien ?

— As-tu donc si peu d’imagination que tu ne puisses t’inventer une vie passée ? Mais le dernier manant est plus habile que toi. Dans le cabriolet de cette diligence, il y a un