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nistre ; ne me prêtez pas des mots stupides pour vous donner le mérite de les réfuter victorieusement. Je ne fais pas de morale en paroles, c’est un délassement que j’abandonne aux fripons et aux femmes entretenues ; je hais les ridicules. Si le ciel m’avait fait la grâce de m’accorder des enfants, je leur aurais donné deux vices plutôt qu’un ridicule.

— Tu dois être en fonds pour cela ?

— Beaucoup moins que le plus vertueux bourgeois de Paris. Profiter des vices, ce n’est pas les avoir. Prétendre que le Diable a des vices, ce serait avancer que le médecin qui vit de vos infirmités est malade, que l’avoué qui s’engraisse de vos procès est un plaideur, et que le juge qu’on appointe pour punir les crimes est un assassin.

Ce dialogue avait eu lieu entre ce personnage surnaturel et Armand de Luizzi sans que l’un ou l’autre eût changé de place. Jusqu’à ce moment Luizzi avait parlé plutôt pour ne point paraître interdit que pour dire ce qu’il voulait. Il s’était remis peu à peu de son trouble et de l’étonnement que lui avaient causé la figure et les manières de son interlocuteur, et il résolut d’aborder un autre sujet de conversation, sans doute plus important pour lui. Il prit donc un second fauteuil, s’assit de l’autre côté de la cheminée et examina le Diable de plus près. Il vit mieux alors et put admirer l’élégante ténuité des traits et des formes de son hôte. Cependant, si ce n’eût été le Diable, on n’aurait pu décider aisément si ce visage pâle et beau, si ce corps frêle et nerveux appartenaient à un jeune homme de dix-huit ans que dévorent des désirs inconnus, ou à une femme de trente ans que les plaisirs ont épuisée. Quant à la voix, elle eût paru trop grave pour une femme, si nous n’avions pas inventé le contralto, cette basse-taille féminine qui promet plus qu’elle ne donne. Le regard, ce don de l’organe qui trahit notre pensée toutes les fois qu’il ne nous sert pas à plonger dans celle des autres, le regard ne disait rien. L’œil du Diable ne parlait pas, il voyait. Armand acheva son inspection en silence, et, persuadé qu’une lutte d’esprit ne lui réussirait pas avec cet être inexplicable, il prit sa clochette d’argent et la fit sonner encore une fois.

À ce commandement, car c’en était un, le Diable se leva et se tint debout devant Armand de Luizzi dans l’attitude d’un domestique qui attend les ordres de son maître. Ce mouvement, qui n’avait duré qu’un dixième de seconde, avait ap-