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quelques-unes pour son compte, et celles-là lui ont fait une réputation colossale.

La seule véritablement spirituelle qu’il ait faite eut lieu dans une maison de campagne où l’on était en assez grand nombre. Parmi les femmes qui s’y trouvaient, Ganguernet avait remarqué une femme de trente ans, fort passionnée pour les élégances parisiennes, et qui préférait à la face empourprée de Ganguernet le pâle visage d’un beau jeune homme passablement niais. Ganguernet avait beau le mystifier aux yeux de la dame ; celle-ci traduisait sa gaucherie en préoccupation poétique, sa crédulité en bonne foi respectable. Un certain soir, tout le monde se retire après une vive apologie du pâle jeune homme, toléré par Ganguernet avec une patience de mauvais augure. Au bout d’une demi-heure, la maison retentit des cris aigus : Au feu ! au feu ! partis du salon du rez-de-chaussée. Chacun s’y précipite, hommes et femmes, à moitié déshabillés ou à moitié rhabillés, comme tu voudras. On entre pêle-mêle, le bougeoir à la main, et l’on trouve Ganguernet étendu sur un fauteuil. Aux questions réitérées qu’on lui fait, il ne répond rien, mais il va prendre solennellement le pâle jeune homme par la main, et, le menant vers la belle dame, il lui dit gravement :

— Je vous présente le cœur le plus poétique de la société en bonnet de coton.

Tous éclatèrent de rire, et la dame ne l’a jamais pardonné à Ganguernet ni au bonnet de coton.

Cependant toutes les farces de cet homme n’ont pas eu pour but une vengeance. L’histoire de rire est le grand principe de ses tours. Avant d’arriver à l’anecdote qui te montrera cet homme sous son véritable aspect, je vais encore te raconter quelques-uns des traits dont il s’enorgueillit le plus. Il demeurait à Pamiers, en face de deux vénérables bourgeois qui occupent seuls une petite maison, leur propriété. Ces graves personnages avaient l’habitude d’aller tous les dimanches dîner et faire une partie de piquet chez un de leurs parents, qui logeait à une assez grande distance ; on y prenait quelque peu de punch, ou bien on y mangeait du millas frit, saupoudré de cassonade ; on arrosait le tout de blanquette de Limoux, de façon que les deux époux rentraient vers onze heures en chantonnant et en trébuchant. Un certain fatal dimanche, ils revenaient cahin-caha chez eux. Ils arrivent devant la porte du voisin et continuent encore l’es-