Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/170

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ainsi des autres, se renseigner sur son propre compte : dis-moi quel est cet homme maigre et soucieux qui se retourne à tout propos en murmurant : « Oui, ma femme. »

— Cet homme est une espèce de crétin qui ne te touche guère.

— C’est ce que nous verrons, reprit Luizzi, qui se méfiait du Diable.

— À ton aise, mais tant pis pour toi s’il t’en arrive malheur.

— N’aie pas peur, je ne me jetterai pas par la portière comme à la forge par la croisée.

— Pauvre niais, qui, parce qu’il prend des précautions contre une espèce de danger, s’imagine qu’il ne peut pas s’en présenter d’autres qui l’atteindront ! Tu es comme un homme qui, s’étant heurté la tête en marchant, regarde toujours en l’air et se croit en sûreté, et qui, dans cette sotte confiance, se jette dans un trou qu’il ne voit pas.

— Eh bien ! j’en brave le péril.

— Le premier de tous, mon cher baron, c’est de m’entendre faire des théories.

— Ne peux-tu t’en dispenser ?

— Allons donc ! mon cher ami, ne m’as-tu pas menacé de me faire imprimer, et crois-tu que le Diable soit un assez honnête homme de lettres pour ne pas se prélasser comme les autres dans les considérations générales, la dissertation métaphysique et la digression moralisante ?

— À toi permis, dit Luizzi, la nuit est noire, je suis éveillé comme un homme qui a dormi six semaines, et je t’écoute.

Et le Diable parla ainsi :

— C’était au temps où les bêtes parlaient, dit votre La Fontaine ; c’était dans un temps bien plus extraordinaire, le temps où les jeunes gens d’esprit se faisaient notaires. Ce temps est passé. Quelques-uns ont remarqué qu’un exercice modéré du notariat conduisait nécessairement à l’obésité et à l’atonie morale, et qu’une habitude trop assidue de ses fonctions menaient à l’imbécillité. Aussi, les hommes qui ont quelque désir d’échapper au suicide intellectuel ont fui cette périlleuse carrière. Comme on n’a pas encore soumis le notariat à une analyse chimique, je ne pourrais dire par quelle substance pernicieuse il arrive à ces fâcheux résultats, mais ces résultats n’en sont pas moins vrais. Si tu veux te donner la peine de regarder autour de toi, tu te convaincras que ce que j’avance ici n’est pas un paradoxe. Le notaire, une fois notaire, est un être à part. L’étude est un sol où il s’implante et pousse à la manière de ces végétaux animalisés que l’histoire naturelle classe indifféremment parmi les lichens et les crustacés. Il n’existe pas une carrière qui ne laisse à ceux