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qu’elle avait fait naître, ni la voix frêle qui avait parlé, ni cette bouche étincelante de dents d’ivoire, ni ces longs cheveux d’un blond cuivré, ni ces grands yeux d’un bleu gris, dont la vague expression dénotait une âme facilement emportée au hasard des circonstances. Un vieillard seul, arrêtant ses yeux avec attention sur Jeannette, lui dit d’une voix polie et peu connue aux servantes d’auberges :

— Quels sont donc ces illustres voyageurs, Mademoiselle ?

— Eh ! parbleu ! reprit Ganguernet, qui interrompit une aile de poulet en l’honneur de la gloire française, presque tous les généraux qui ont fait la guerre d’Espagne.

— Ce n’est pas de ceux-là que je veux parler, dit Jeannette.

— Ah ! je comprends, ajouta le Ganguernet, il s’agit du pape Pie. Pie a logé ici. Et il se prit à rire, du rire énorme qui le distinguait.

— Qui ? s’écria Fernand, que voulez-vous dire ?

— Oui, Monsieur, répondit Jeannette avec un accent de respect pour ce qu’elle allait dire, oui, notre saint-père le pape a logé dans notre auberge.

— Lui ! lui ! le pape ! s’écria soudainement Fernand en portant des yeux effarés sur les murs mal tapissés et les poutres noires de la salle à manger : lui ! ce généreux martyr !

Cette exclamation appela sur Fernand l’attention qu’on avait d’abord donnée tout entière à la belle servante. Voyageur taciturne et résigné dans le cabriolet de la diligence entre le conducteur et l’Indien, Fernand était resté presque étranger, jusqu’à ce moment, au petit monde ambulant dont il faisait partie. Mais ce cri, si singulier de la part d’un jeune homme de dix-huit ans, le désigna vivement aux regards curieux de l’assemblée. Alors seulement on remarqua sa haute taille, son visage austère, ses grands yeux noirs cernés, et ce front large et méditatif qui révèle presque toujours une capacité puissante dans les grande choses ou une exagération folle dans les petites.

— Oui, vraiment ! reprit Jeannette enchantée d’avoir trouvé un auditeur si ardent ; et la chambre n’a plus jamais servi à personne, on n’y a rien changé, elle est fermée avec soin, et l’on n’y entre qu’avec respect et recueillement.

En ce moment la mouche diabolique entra dans le nez de Fernand et sembla lui vouloir monter dans le cerveau. Il s’écria :

— Ne peut-on la voir ? Il faut que je la voie !

— Je vais vous y conduire, répondit la jeune fille.

Ils sortirent ensemble.