Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/193

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ni la rue, ni le numéro, ni le nom : une maison entre le ziste et le zeste, où il se vendait beaucoup de choses prohibées, mais que la douane n’a pas l’habitude de saisir ; au rez-de-chaussée et à côté de l’allée, un café-estaminet ; au premier, un magasin de bretelles, de cols et de cravates, tenu par les deux sœurs, de vingt à vingt-deux ans ; au second, magasin de cols, de cravates et de bretelles, tenu par trois amies intimes, de vingt-cinq à trente, plus une vieille femme ; au troisième, magasin de cravates, de bretelles et de cols, tenu par deux grisettes dont j’ignore absolument l’âge et la tournure, ce qui d’ailleurs serait fort inutile à vous narrer, puisqu’elles ne furent pas de notre farce. C’est seulement pour vous faire comprendre que la maison était bien habitée et que la marchandise n’y manquait pas. Seulement, plus le magasin montait, plus les marchandises baissaient… Vous comprenez le calembour ? »

Ganguernet rit tout seul ; la femme qui était dans le coin lui lança un regard qui perça le voile épais sous lequel elle se cachait. Cependant le farceur continua :

« Nous nous étions réunis quatre ou cinq bons vivants, et nous avions dit au second : Tu descendras au premier ; ou au premier : Tu monteras au second, parce qu’au premier ou au second, comme vous le voudrez, il y aura noces et festins, jambons et pâtés, volailles et godiveaux, blanquette, vin de Roussillon et punch en abondance, ce qu’on appelle un beau gueuleton ! Bien que le premier et le second fussent en dispute éternelle, parce qu’on s’arrachait souvent les chalands sur les marches de l’escalier, du moment qu’il s’agit de manger, on s’entendit à merveille. J’en suis fâché pour le sexe de Madame, ajouta Ganguernet en s’inclinant vers la femme qui occupait un des coins de la voiture et qui n’avait pas levé son voile ; j’en suis fâché pour le sexe de Madame, mais la femme est gourmande de sa nature. Je ne sais pas si les duchesses et les marquises aiment la bonne chère et le riquiqui, mais je ne connais rien de vorace comme une grisette devant une table bien servie ; ça absorbe les ailes de poulet comme un conducteur de diligence, et ça boit sa goutte comme des invalides.

« Mais ce n’est pas là l’affaire. Il suffit de dire qu’à neuf heures du matin la table était servie, les vins à la glace, et que moi et mes camarades nous nous étions faufilés au premier de ladite maison en passant par l’estaminet, sous prétexte d’ache-