Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

« Tout cela fut l’affaire d’un éclair, et nous nous regardions, Barnet et moi, épouvantés de ce que nous venions d’entendre, quand nous vîmes la malheureuse Lucy tomber aux genoux de sa mère :

« — Madame, Madame, ne dites pas cela ! s’écria-t-elle ; d’autres que moi pourraient vous entendre et vous croire. Mon père aussi pourrait vous entendre.

« — Eh bien ! qu’il m’entende, répondit madame de Crancé, qu’il vienne et qu’il me tue ! car si cet homme est assez infâme pour vous épouser, et vous, ma fille, assez infâme pour y consentir, eh bien ! lui, du moins, ne permettra pas cet abominable inceste.

« On eût dit que tout le sang de la créole était monté à la tête de cette femme ; elle paraissait ivre de colère et de jalousie. Elle se tourna vers le marquis et lui dit d’une voix pleine de rage :

« — Tu l’aimes, dis-tu, misérable et ingrat ? tu l’aimes ; mais elle ne t’aime pas, elle, du moins ! elle en aime un autre auquel elle se donnera, comme je me suis donnée à toi ; elle en aime un autre qui te déshonorera, je l’espère, comme tu m’as fait déshonorer mon mari. Elle aime M. de Sérac. Prends garde, prends garde à lui !

« Et elle continuait ainsi à accabler le marquis de reproches furieux, tandis que celui-ci s’efforçait vainement de la calmer, et que sa fille, retombée à terre, poussait d’affreux sanglots et de sourds gémissements. Nous nous étions retirés, Barnet et moi, tout à fait à l’extrémité du salon, pour être le moins possible témoins de cette déplorable scène. Nous étions déjà même résolus à essayer de nous échapper, pour ne pas courir le danger de voir des gens si puissants rougir devant nous, lorsque madame de Crancé, qui, je puis l’attester, était véritablement devenue folle, saisit le bras du marquis et l’entraîna avec force en s’écriant :

« — Viens, viens, il faut que mon mari nous voie ensemble, il faut que je lui dise la vérité devant toi.

« À ce moment même, la porte du salon s’ouvrit et le général parut. Je ne sais si quelqu’un de vous l’a connu, mais il était impossible de supporter sans baisser les yeux ce regard terne et froid qu’il semblait appuyer sur vous lorsqu’il vous parlait. Enveloppé d’une longue robe de chambre rouge, avec ses longs cheveux tout blancs et ses longues moustaches blanches, il nous fit l’effet d’une apparition : c’é-