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aimée, mais il l’avait aimée d’un amour où le désespoir avait mis presque de l’innocence. Lorsque l’abbé de Sérac fut devenu l’amant d’une fille publique, car j’étais une fille publique ou à peu près, lorsqu’il eut éteint en lui tout noble sentiment en continuant à se plonger dans des orgies que je ne partageais plus, l’abbé de Sérac aima encore la marquise du Val, mais ce fut d’un amour horrible, d’un amour encore plus sale que criminel. Hélas ! je n’avais pas prévu jusqu’où pouvaient s’emporter l’esprit ardent et le caractère opiniâtre de cet homme, une fois qu’il serait lancé dans une mauvaise route. Je fus la première à porter la peine du vice où je l’avais poussé : il me maltraitait, il me faisait mourir tous les jours de ses frénétiques accès de jalousie, quoiqu’il ne m’aimât pas. Ce fut six mois après l’aventure que Ganguernet vient de vous raconter que l’idée de devenir l’amant de la marquise du Val s’empara de cet homme. Pour y parvenir, il me força à entrer comme servante chez elle. Depuis que j’étais à lui, il m’avait fait quitter mon quartier et m’avait logée dans une petite maison de l’autre côté de l’eau, où il venait tous les soirs, déguisé tantôt en bourgeois, tantôt en militaire, jamais avec le même habit ou le même uniforme, de façon que personne ne pouvait soupçonner que ce fût le même homme qui vînt tous les soirs chez moi. Il me tenait exactement enfermée ; et il aurait pu me tuer que personne ne lui eût demandé ce que j’étais devenue. D’ailleurs il me faisait peur, et, s’il m’avait demandé d’aller commettre un crime où j’eusse dû périr, je ne sais si j’aurais osé refuser. Je fus donc obligée de consentir à ce qu’il voulait ; je ne puis dire comment il s’y prit, par quelles vieilles dévotes il me fit recommander, mais, dès que je me présentai chez la marquise du Val, je fus acceptée. Lorsque j’entrai à son service, elle n’était pas heureuse, mais toute réfugiée en Dieu ; elle passait son temps en pratiques religieuses, car la pauvre femme n’avait pas même, pour se consoler et se distraire, la plus douce et la plus sainte occupation des femmes, celle d’élever ses enfants.

Luizzi écoutait cette fille avec non moins d’étonnement que d’intérêt. Elle s’en aperçut, et continua :

— Mon langage vous étonne, Monsieur, mais pendant trois ans que j’ai vécu auprès de la marquise du Val, j’ai appris bien des choses et bien des sentiments que j’ignorais auparavant. Comme je vous le disais, elle était malheureuse ;