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— Comment ! vous êtes encore ici ? je croyais que vous aviez un rendez-vous au bal de l’Opéra ?

À ce mot, Luizzi tomba dans une de ces étranges perplexités qui font souvent de l’homme la plus méchante bête qui existe. Tout son cœur se révolta d’abord contre l’odieuse accusation que madame de Marignon venait de lancer contre madame de Farkley.

— Quoi ! pensa-t-il, elle suppose que cette réponse fort indifférente, faite à une question indifférente, est un avertissement de madame de Farkley ? cela veut me dire qu’on la trouvera cette nuit à l’Opéra, c’est un rendez-vous ! Non, c’est impossible ; il n’y a pas une femme capable d’une pareille impudeur. Madame de Marignon est aveuglée par une prévention qui lui fait donner un sens détestable aux paroles les plus innocentes. La conduite de madame de Farkley peut avoir été très-légère, très-coupable même, mais de là à se jeter à la tête du premier venu il y a très-loin. Madame de Farkley est assez jeune et assez élégante pour être sûre d’être au moins désirée et recherchée. On met cette femme plus bas qu’il ne convient, car enfin elle ne me connaît pas. Je ne suis pour elle qu’un étranger fort insignifiant…

Ce flot de bonnes pensées qui avait envahi l’esprit de Luizzi s’arrêta tout à coup, car il remarqua les chuchotements dont il était l’objet ; et, par un retour soudain, il s’écria, toujours en lui-même :

— Ah çà, est-ce que je serais un niais ? est-ce que je serais le seul à supposer dans cette femme une retenue qu’elle n’a pas ? Cette fois-ci, comme tant d’autres, perdrais-je l’occasion de quelques heures de plaisir par une trop bonne opinion des autres et une trop mauvaise opinion de moi-même ? Voilà assez souvent que j’ai été trompé par de faux semblants de vertu pour n’être pas encore abusé par des scrupules qui ne viennent que de moi. J’en veux avoir le cœur net ; allons à l’Opéra.

Que de trahisons, que de lâchetés, que de vanteries cette crainte de passer pour niais a fait commettre à des hommes qui fussent restés sans cela passablement honnêtes ! En quittant le salon de madame de Marignon, Luizzi fit une de ces lâchetés. Il prêta au méchant propos de cette femme toute l’authenticité d’une chose certaine. Le propos avait été entendu ; Luizzi était observé, il fut suivi. Un des fats qui lui avaient si bien parlé de madame de Farkley fei-