Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/229

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obstacles de position. Nathalie était belle, grande, distinguée ; elle était faite pour exciter de l’amour et des désirs, mais elle n’était pas faite pour en éprouver. Une tête d’enfant sur un corps largement développé ne laissait aucune chance ni à ces pensées dévorantes qui égarent la raison et la vertu, ni à ces accès de fièvres nerveuses qui ont le même résultat. Un égoïsme profond la défendait contre ces tendresses de cœur qui fondent les natures les plus dures et font plier les volontés les plus absolues. Firion se croyait donc assuré de n’avoir à satisfaire que des désirs d’ambition et de vanité. Toutes les prévisions de ce bon père furent renversées par une chose à laquelle il n’avait pas du tout pensé, par l’influence littéraire de l’époque où il vivait.

— Comment cela ? dit Luizzi.

— Tu vas voir ! repartit le Diable en souriant joyeusement, car il venait d’apercevoir un filou qui enlevait la montre d’un dandy, pendant que celui-ci lorgnait un masque des secondes loges. Il toussa, puis continua :

— Une des plus merveilleuses niaiseries de l’humanité est enfermée dans cette phrase : Je veux être aimé pour moi-même ! Si l’on demande à ceux qui la prononcent d’un ton pénétré ce qu’ils entendent par moi-même, ils arrivent, pour peu qu’on les pousse, à une suite d’absurdités inouïes. Je ne voudrais pas, disent-ils, être aimé parce que je suis riche : c’est un amour intéressé. Je ne voudrais pas être aimé parce que je suis beau : c’est un sot amour. Je ne voudrais pas être aimé parce que j’ai de l’esprit : c’est un amour de tête. Oh ! s’écrient-ils dans leur enthousiasme d’amour pur, je voudrais être aimé pour moi-même ! Oui ! fussé-je laid, bête et pauvre, je voudrais être aimé ; car le seul amour véritable est celui qui ne s’adresse ni à la fortune, ni à la beauté, ni à l’esprit, mais seulement au cœur. Les hommes étaient, surtout à cette époque, empoisonnés de cette manie d’eux-mêmes ; ce qui n’eût pas empêché que, si une femme se fût avisée de préférer à l’un de ces messieurs un malotru fait comme ils auraient voulu l’être, ils eussent souverainement méprisé cette femme. Cette manie avait produit, outre de sots propos de salons où être aimé pour soi-même était la prétention à la mode, cette manie, dis-je, avait produit une foule de romances, de contes et d’opéras-comiques avec force princes et princesses déguisés en bergers et bergères. Il en était résulté une action du monde sur la littérature, et