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celle de la jolie servante, et pénétra dans sa chambre au milieu d’une obscurité profonde.

— Et Nathalie était là ? dit Luizzi avec une manière d’étonnement et d’indignation très-respectables.

— Qui peut dire que c’était Nathalie ? repartit le Diable. Ce n’est pas le goujat, assurément, qui sortit avant le jour de la chambre, et qui fut envoyé le lendemain matin à vingt lieues de là par Firion.

— Si ce n’est le goujat, dit Luizzi, c’est du moins Firion ?

— Il est mort.

— C’est Nathalie elle-même, n’est-ce pas ?

— Il y a encore autre chose, dit le Diable, c’est l’inscription faite, neuf mois et deux jours après la mort du baron du Bergh, sur les registres de l’état civil du troisième arrondissement de la ville de Paris, et constatant la naissance légale de M. Anatole-Isidore du Bergh, ce charmant petit jeune homme que les imbéciles qui ont eu l’avantage de connaître feu le baron du Bergh disent ressembler prodigieusement à monsieur son père.

— Ainsi, dit Luizzi, cette femme a été…

— Cette femme, répondit le Diable, a été ce que j’avais dit, empoisonneuse et adultère ; car l’adultère consiste surtout à introduire des enfants étrangers dans la famille de son mari vivant, mais il me semble encore plus original de les introduire dans la famille de son mari mort. C’est de l’adultère posthume, quelque chose de neuf.

— Et personne au monde ne peut lui jeter ses crimes au visage et lui en faire reproche ? dit Luizzi.

— Personne, si ce n’est toi, et je te laisse à juger si tu es en mesure de le faire !

— Et… dit Luizzi, elle n’a pas eu d’autres caprices ?

— Pas d’autres.

— Mais c’est une aventure impossible !

— Un cœur froid, un esprit froid et un corps froid suffiront à te l’expliquer. Si Nathalie fût née à une autre époque, ou si elle eût été sérieusement élevée, il est probable qu’elle eût fait ou l’une de ces abbesses sèches et rigides qui ont poussé jusqu’à un despotisme barbare le respect d’une vertu que la nature leur avait rendue très-facile, ou une de ces vieilles filles vertueuses qui appartiennent à la classe des femmes comme les sourds et muets à l’humanité : elles n’ont pas plus l’idée de l’amour que les sourds n’ont l’idée du son. Seulement, comme ceux-ci, elles voient qu’il existe ; les intelligences qu’il établit entre deux amants leur apparaissent comme les intelligences établies par la voix apparaissent aux sourds ; et, comme rien ne peut faire comprendre ni aux uns ni aux autres ce sens qui leur manque, ils deviennent envieux de ceux qui le possèdent. C’est ce qui fait que les