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raient inutiles, tu n’oserais pas les faire imprimer. Eugénie voulut répondre pour se justifier. Elle avait à peine prononcé quelques mots, qu’elle reçut une paire de soufflets. J’appelle les choses par leurs noms. Et ce n’était pas la première fois que cela arrivait, ce n’était pas la seule torture qu’eût à souffrir la pauvre fille. Pour te le prouver, il faut que je te dise une circonstance bien misérable de cette misérable vie.

Eugénie donnait à sa mère tout le fruit du travail de sa journée : on savait quel en était le prix, il n’y avait donc pas moyen d’en rien distraire. Rentrée chez elle, elle travaillait encore jusqu’à l’heure où l’on se couchait. Jeanne avait calculé ce que cela pouvait rapporter, et elle avait dit : puisque tu peux encore gagner dix sous dans ta soirée, il faut me les donner. Mais l’amour de la toilette tenait Eugénie, et, lorsque sa mère dormait de son rude sommeil, elle se relevait, travaillait encore, et amassait lentement le salaire de ses nuits après avoir donné à Jeanne celui de ses jours : et tout cela pour une fantaisie, pour avoir un beau spencer de soie. Après bien des nuits passées, elle put l’acheter et le faire. Puis un jour elle le prit dans sa main, et entra dans la chambre de sa mère pour être punie de ce qu’elle avait osé faire. C’était entre la fille et la mère une lutte que tu ne dois guère comprendre, parce qu’elle se manifeste par des détails trop vulgaires pour ce que tu sais de la vie. C’était la lutte de la haine jalouse du peuple contre tout ce qui paraît dédaigner ses grossières habitudes, et du dégoût insurmontable qu’éprouve une nature délicate pour ses habitudes grossières. La rage que Jeanne en éprouvait était d’autant plus vive, que c’était sa fille qui l’insultait incessamment par le mépris qu’elle semblait faire de la vie où elle était née. Et, je dois le dire, toutes deux y mettaient une singulière obstination. Ainsi, lorsqu’Eugénie parut son spencer à la main, et qu’elle eut avoué à sa mère qu’il lui appartenait, Jeanne resta stupéfaite de tant d’audace ; elle voulut arracher ce vêtement à Eugénie, et comme celle-ci le jeta dans la chambre, Jeanne la frappa, et Eugénie se laissa frapper, car elle avait calculé que cette parure lui coûterait trente nuits passées et les violences de sa mère. Mais, lorsque Jeanne parla de déchirer ce spencer, Eugénie le défendit ; elle se plaça devant la porte, disant qu’il faudrait la tuer pour le lui arracher. Ces violences, baron, étaient de tous les jours, et jusqu’à la