Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/419

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il n’y a de pire égoïsme, de pire fatuité, que ceux de l’extrême jeunesse. Lorsqu’à vingt ans on n’a plus l’innocence de son cœur et qu’on n’a pas encore l’expérience de la vie, on est sans frein et sans pitié, parce qu’on ignore le châtiment des mauvaises actions et les regrets qu’elles peuvent donner. Aussi Arthur poursuivait-il Eugénie sans s’occuper, ou plutôt sans savoir le mal qu’il lui faisait ; et, s’il l’avait su, peut-être eût-il ricané avec dédain de la douleur qu’elle ressentait. C’est parbleu si peu de chose pour un homme à qui son oisiveté pèse que d’enlever à une pauvre fille le seul jour de loisir que sa mère lui permette ! D’ailleurs n’était-il pas là pour tout compenser ? et le bonheur de lui avoir plu ne valait-il pas tous les pauvres plaisirs qu’elle perdait ? Cependant, ce jour-là, Eugénie ne voulut point aller aux Tuileries ; mais, pressée par Thérèse, elle consentit à la suivre à l’exposition des tableaux. C’était un dimanche, un jour du peuple, et l’on n’avait pas de chance de rencontrer le bel Anglais. On l’y rencontra cependant, soit que cet homme fût servi par ce que vous appelez le hasard, soit qu’il fût conduit par la main souveraine qui l’avait désigné du doigt pour être un agent de malheur. L’orgueil d’Eugénie se révolta de la présence de cet homme et de l’effroi qu’il lui inspirait ; elle eut honte d’avoir encore l’air de le fuir, et elle voulut lui montrer que, si petite qu’elle fût, elle avait pour lui un mépris assez grand pour être plus grande que lui. Elle osa le regarder en face pour bien lui témoigner son dédain ; mais encore une fois elle baissa les yeux devant le regard implacable et absolu de ce jeune homme. Cependant elle parvint à se perdre dans la foule et à rentrer chez elle sans avoir été suivie. Là seulement elle se croyait en sûreté. Puis, restée seule chez elle, regardant avec désespoir la misérable chambre dont on lui faisait une prison et qui n’avait pour elle qu’un grand souvenir, celui de la mort de son père, et que de misérables souvenirs, ceux des mauvais traitements de sa mère, elle se mit à pleurer, à pleurer, à pleurer de ce malheur qui n’a pas de nom quand vous ne le calomniez pas et que vous ne l’appelez pas envie, de ce malheur qui regarde toujours au-dessus de lui, et qui ne cesse même pas lorsqu’il baisse les yeux et qu’il se nomme résignation ; elle se mit à pleurer de ce malheur que les gens de sa classe n’eussent pas compris, parce qu’ils étaient au-dessous des sentiments qu’elle avait dans le cœur ; de ce malheur que les gens