Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/426

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marade. C’en était assez pour Arthur : il savait qu’à certaines heures de certains jours il pouvait entrer impunément dans cette chambre ; et, quoique Eugénie lui eût assigné de ne plus reparaître, il revint. Il revint une fois, dix fois. Après avoir trouvé un moyen pour entrer chez M. de Souvray, après avoir forcé madame Bodin à y amener Eugénie, après avoir séduit Thérèse pour pénétrer dans l’asile de celle qu’il poursuivait, il trouva mieux que cela ; il trouva sa mère pour lui enseigner madame Gilet comme couturière, puis madame Gilet pour lui enseigner Eugénie comme la plus habile ouvrière de cette femme ; et il amena sa mère, lady Ludney, à monter à ce cinquième étage et à commander à Eugénie un travail qu’elle ne put pas refuser, car il lui fut offert devant Jeanne, et le prix en fut réglé à un taux si élevé que la cupidité de la femme du peuple eût fait payer un refus à Eugénie par les plus odieux traitements.

Il arrive une heure aussi, mon maître, continua joyeusement Satan, une heure qui est mon domaine, une heure où la vertu est lasse de lutter contre la mauvaise fortune, contre l’abandon, contre toutes les tentations. Cette heure commença pour Eugénie, lorsqu’ayant dit à sa mère le secret d’Arthur, celle-ci lui répondit :

« — Pardieu ! il ne te mangera pas ; tu n’as qu’à te défendre, ça n’est pas difficile. Crois-tu qu’on ne te dira jamais rien ? Une fois Petit-Pierre a voulu m’aborder, je l’ai reçu si bien qu’il en a eu le visage en sang pendant un mois. »

Voilà ce que Jeanne entendait par se défendre ! Sa fille, toute rouge d’une pudeur nouvelle, eût voulu vainement lui faire comprendre qu’il y avait dans ces visites d’autres dangers que ceux d’une brutalité. Peut-être Eugénie n’eût-elle su comment lui expliquer, comment lui dire qu’un homme d’un caractère aussi absolu, aussi persévérant, n’entre pas impunément dans la vie d’une jeune fille avec tant d’autorité et de menace. En effet, l’effroi qu’Eugénie éprouvait auprès de ce jeune homme ne pouvait l’empêcher d’écouter Arthur, qui venait tous les jours au nom de sa mère et qui lui parlait sans cesse d’amour, étourdissant cette jeune tête de toutes les idées de grandeur et de domination qu’elle avait rêvées ; car il s’était fait esclave jusqu’au point, lui, grand seigneur aux mains blanches, de s’immiscer dans les soins matériels de ce grossier ménage. Et il ne le faisait pas avec cette gaieté française qui joue avec tout, qui s’assouplit de si bonne