Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/82

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d’œil tout l’avenir d’inquiétudes, de douleurs, que la folie de cet homme allait lui créer, et, arrivée ainsi à un désespoir réel, elle s’écria :

— Mais comment puis-je me sauver de vous, Monsieur ?

L’accent qu’elle mit dans cette question était si vrai et si profond qu’Ernest en fut ému ; mais ce ne fut que le trouble d’un instant.

— En vérité, lui dit-il, je ne puis vous expliquer le désir insensé qui m’a pris au cœur quand je vous ai vue ; mais ce désir est si implacable, qu’il est impossible qu’entre nous il n’y ait pas une prédestination. Vous devez être à moi…

— Monsieur !…

— À moi, parce que je vouerai ma vie à vous obtenir, ou parce qu’ici vous vous affranchirez à tout jamais de mes éternelles poursuites.

— Je n’ose vous comprendre.

— Écoutez, Madame, écoutez. De tous les souvenirs de la jeunesse qui, lorsque nous devenons solitaires et froids dans notre existence, nous jettent de si doux sourires et de si brûlantes chaleurs du passé ; de tous ces heureux enfants de notre bel âge qui dressent leurs têtes blondes près de nos cheveux blancs et qui appuient leurs mains tièdes sur les glaces de notre cœur, de tous ces souvenirs, les souvenirs les plus vivants et les plus enivrants ne sont pas ceux qui, mêlés de joie et de peine, nous ont demandé des années entières pour ne laisser qu’un mot après eux. Les plus puissants sont ces moments de bonheur inouï, qui éclatent dans la vie comme un incendie, qui l’éclairent et la brûlent durant quelques heures, et qui, lorsqu’ils sont éteints, se représentent à nous affranchis de tous les soins endurés pour les obtenir, libres du désespoir de les avoir perdus. Or, ne vous est-il pas arrivé, durant une chaude journée ou durant une nuit silencieuse, seule à l’abri d’une forêt ou assise sur le bord d’un lac, d’entendre passer au loin la mystérieuse harmonie du cor dans les bois ? Ce sauvage concert dont les acteurs vous sont restés inconnus, ces voix qui n’ont duré qu’un moment, ne vous ont-ils point plongée dans une extase plus profonde que toutes celles que vous ont données les musiques les plus parfaites dans des salons illuminés de bougies ou dans une salle comblée de spectateurs ? ne vous en êtes-vous jamais souvenue comme d’un bonheur complet demeuré entre le mystère et vous ? Eh bien ! si cela vous est