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Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/125

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nombreuses troupes d’hommes, de femmes, d’enfants, avec leurs paniers ; les mules et les chevaux avec leurs comportes[1] remplies de raisin, allant se verser au pressoir et en revenant vides ou chargées alors de petits enfants qui gesticulaient et chantaient en saluant les passants du haut de cette espèce de chaire ambulante. C’était de toutes parts une activité, une vie, qui me surprenaient et me charmaient à la fois. Je regardais et j’écoutais. Tout m’était nouveau : les maisons rouges qui bordent la route, les longues avenues qui mènent aux grands châteaux, les lointains clochers qui marquent les villages. Je m’intéressais à tout ce qui se passait, j’admirais ces grandes charrettes traînées par dix chevaux, je suivais des yeux le pauvre mendiant monté sur son âne. Tout m’étonnait, depuis ces grandes Pyrénées que je voyais au loin blanches et bleues, jusqu’aux fossés de la route où l’eau courait parmi les joncs fleuris ; depuis les ormes immenses vivant en liberté et sous lesquels s’abritaient des cabanes de bergers, jusqu’aux ronces des sentiers où les enfants venaient cueillir des mûres toutes noires. Nous arrivâmes le soir à Auterive, chez madame Gelis. Ce n’était pas une grande et belle maison comme celle de madame Dilois ; mais ce n’était pas non plus une étroite et pauvre cellule fermée à clef et à travers la porte de laquelle on sent le vent qui se glisse et le froid qui vous glace. Il y avait un grand feu dans l’âtre ; la servante nous servit un souper bien préparé, et nous pouvions parler tout haut, rire et défaire notre guimpe, sans être sévèrement admonestées ou menacées d’être mises à genoux au milieu d’un réfectoire. Nous fûmes bien heureuses ce soir-là. Je partageai la chambre de Juliette, et nous eûmes tout le loisir de causer ensemble sans être séparées par la cloche qui sonne à une heure dite l’heure invariable du repos, comme si le repos se commandait. Ce fut alors que je commis ma première faute. Je parlai à Juliette de notre voyage avec tant d’enthousiasme, qu’elle sourit en m’écoutant.

« — Que dirais-tu donc, me répondit-elle, après m’avoir laissé rappeler tous mes souvenirs ; que dirais-tu, si tu voyais la fête de Sainte-Gabelle qui doit avoir lieu demain ?

— Une fête ?

— Oui, la plus belle fête des environs.

— Ne pouvons-nous y aller ?

— Avec nos habits de religieuses ? Cela ne serait pas convenable.

— Tu as raison.

— Ce n’est pas qu’il y ait grand mal à aller regarder des jeux et des danses où toutes les mères conduisent leurs filles ; c’est que notre costume nous ferait remarquer, et que, si on nous remarquait, ce ne serait pas à notre avantage.

— Pourquoi cela ?