Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/225

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Ce mot, en détruisant l’espérance du baron, lui rendit son courage d’homme d’honneur, et il répondit froidement :

— En ce cas, épargnez-vous un crime inutile. Je ne connais point l’abbé Molinet, et ce n’est pas lui qui m’a dit votre secret.

— Défaite misérable et tardive ! dit le comte. Votre réponse a été trop franche ; il était dans votre voiture tout à l’heure ; il allait sans doute chez madame d’Arnetai, dont l’hôtel est à deux pas. D’ailleurs, je saurai bientôt si c’est lui.

— Allez donc l’interroger, monsieur le comte ! dit le baron.

— Non, Monsieur, je ne l’interrogerai pas ; je serai plus adroit, car j’aurais fait un excellent juge d’instruction, je vous le jure, et je vais vous le prouver. On n’oublie pas un soulier dans une voiture, à moins d’une circonstance qui s’explique merveilleusement par les habitudes provinciales de M. Molinet. Comme notre abbé n’a pas une fortune princière, il en est réduit à faire à pied ses plus belles visites ; il en résulte que la coquetterie de monsieur l’abbé brave la boue de la rue dans une chaussure ad hoc, qu’il remplace rapidement par ces charmants souliers, au moment d’entrer dans une maison. Je vais chez d’Arnetai, où l’abbé doit être encore ; s’il n’y est pas, je cours chez lui et je lui présente ce soulier de votre part. Son trouble me dira ce que je dois croire ; je saurai bien le faire parler ensuite, et, si ce que vous m’avez avoué est vrai, son arrêt sera prononcé aussi irrévocablement que le vôtre, monsieur le baron.

— Vous avez oublié le mien ! dit la comtesse. Songez bien à ce que je vous dis, monsieur le comte : si vous commettez ce crime, je vous accuserai tout haut, et partout, je vous le jure devant Dieu !

— Eh bien donc ! il en sera pour vous comme pour eux, repartit M. de Cerny.

— Soit ! Monsieur, dit la comtesse, frappez ; mais je ne veux pas vous laisser une erreur dans laquelle vous pourriez vous endormir. Après ces meurtres, il faudra recommencer. Je ne sais qui a dit la vérité à M. de Luizzi ; mais ce n’est pas M. Molinet, car ce n’est pas à lui que je l’ai confiée.

— Ce n’est pas à lui ! s’écria le comte furieux. À qui donc, malheureuse ?

— À un homme que j’aime, à un homme qui devinera pourquoi vous m’avez tuée et qui me vengera, monsieur le comte.

— À un amant, peut-être ? dit M. de Cerny en reprenant son froid ricanement.

— Oui, Monsieur.

— C’est une mauvaise ruse, Madame, à laquelle je ne crois pas, reprit-il en se remettant tout à fait. Non, Madame, la chose s’explique trop clairement. De vous à M. l’abbé, de l’abbé à Monsieur : voilà les intermédiaires, voilà les voix qu’il faut réduire au silence.

La longueur de cette discussion avait produit sur les trois acteurs de cette singulière scène une lassitude de leurs propres sentiments, qui faisait qu’ils étaient tous les trois bien loin de leur