Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/306

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contraire, dit Luizzi, qu’un souvenir ne peut nuire à une pareille confidence.

— Vous vous trompez, car vous vous représenteriez l’homme que vous avez connu ou plutôt que vous avez cru connaître, et vous le jugeriez alors selon votre âme et non selon la sienne. Puis, quand il viendrait vous dire : Voilà qui je suis, votre pensée flottante entre le rêve de vos opinions et la réalité de sa vie resterait un moment suspendue entre eux pour tomber ensuite dans le doute, ce grand abîme au fond duquel le siècle se débat. Satan paraissait ravi ; mais cela dépassait de beaucoup la portée de Luizzi, et il fit comme fait quelquefois le public, qui, s’étant donné beaucoup de peine pour comprendre les premières scènes d’un drame, le laisse aller ensuite à sa guise et attend un instant favorable pour deviner, si c’est possible, le sens de ce qu’on lui représente. Cependant le jour s’était tout à fait levé et le soleil se montrait au bord de l’horizon, qui était tout chargé de vapeurs. À ce moment le poëte tira sa montre et la consulta, puis il s’écria d’un air de triomphe :

— J’en étais sûr !

— De quoi ? fit Luizzi.

— De la vanité de cette chose qu’on appelle science.

— Et qu’est-ce qui vous donne cette opinion ?

— Ah ! bien peu de chose en vérité ; mais un instinct secret, une révélation de la pensée m’avait dit que ces hommes qui ont prétendu remplacer l’idée par l’expérience, la pensée par le calcul, berçaient l’ignorance populaire de contes absurdes et faux, sur lesquels ils ont basé une réputation qu’il est temps de saper, pour donner enfin les premières places aux hommes d’imagination.

— Et, dit Luizzi tout surpris de ces paroles, en quoi ce lever du soleil vous semble-t-il accuser la science d’absurdité et de fausseté ?

— En quoi ? mais en un misérable fait, le plus vulgaire de tous, un fait sur lequel il semble que l’expérience des siècles ne devrait laisser aucun doute.

— Mais lequel ?

— Sur l’heure précise du lever du soleil. Voyez, dit-il en lui montrant l’heure de sa montre et l’heure indiquée sur un calendrier, elles diffèrent entre elles de près de dix minutes.

Toute la reconnaissance de Luizzi pour le bon office de ce monsieur ne put tenir contre cette réponse, et il se laissa aller à rire, tandis que le Diable s’inclinait profondément devant le poëte.

— Vous riez, Monsieur ? dit celui-ci, et, dominé par la foi stérile du siècle dans la science matérielle, vous vous refusez à reconnaître ses erreurs dans un de ses détails les plus infimes ?

— Je vous demande pardon, reprit Armand toujours en riant, mais, erreur pour erreur, j’aime mieux croire à celle de nos astronomes.

— Ceci est un chronomètre excellent, dit le poëte, et qui ne varie pas d’une seconde en un an.

— Vous avez pour votre montre une