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Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/46

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m’a nourrie, je sais travailler.

— Bien, dit Jeanne, et je t’aiderai, moi.

— Ah ! s’écria Ernestine, c’est une indignité !

— Ernestine ! dit Eugénie.

— Oui, Madame, oui, c’est une indignité ! Ce n’est pas assez de m’avoir donné une existence misérable et sans nom, de m’avoir fait passer une enfance honteusement exilée de partout, de m’avoir refusé de me faire connaître mon père qui était un homme d’un grand nom, je le sais. Vous m’enlevez par votre refus la seule chance que j’ai d’avoir un nom et une fortune. Oui, c’est une indignité !

— Oh ! s’écria madame Peyrol en cachant sa tête dans sa main ; Ernestine, ma fille !

— Et tu souffres qu’une drôlesse comme ça te parle avec cette insolence ? reprit madame Turniquel ; ah ! que je lui ferais chanter une autre gamme, moi… !

— Madame, dit Ernestine, je ne sais ce que vous me voulez, je ne vous connais pas.

— Ah ! tu ne me connais pas, malheureuse ! s’écria la vieille Jeanne ; et quand ta mère, au lieu de te mettre aux Enfants-Trouvés comme tant d’autres, travaillait pour te nourrir, qui est-ce qui te berçait et te soignait chez ta nourrice, méchante bâtarde ?

— Si je le suis, s’écria Ernestine, ce n’est pas ma faute, c’est celle de ma mère.

— Oh malheureuse ! malheureuse ! s’écriait Eugénie, en se tordant avec désespoir et en suffoquant de sanglots, malheureuse !

— Et il n’y a pas un honnête homme ici à qui donner cette honnête femme ? s’écria M. Rigot hors de lui.

Le baron eut un moment le désir de courir à Eugénie. Il se leva à moitié de son siége, mais le Diable lui montra la donation du doigt et lui dit :

— Lis, lis.

Luizzi retomba assis sur son fauteuil. L’avoué prit la balle au bond, et comprenant la colère de M. Rigot, il s’écria :

— Monsieur, que madame Peyrol soit riche ou pauvre, il y a ici d’honnêtes gens tout prêts à lui offrir leur main.

— Oui, oui, dirent ensemble le commis et le clerc, oui, nous sommes là.

— Et moi itou, dit Petit-Pierre.

— Eugénie, écoute, dit le vieux Rigot : choisis un mari, ceux-ci ne sont pas si mauvais que je le croyais ; voilà qui me raccommode avec ces Messieurs.

— Non, mon oncle, non, je ne le puis. C’est trop odieux.

— Demandez pardon à votre mère, dit tout bas M. de Lémée à Ernestine, où nous sommes perdus.

Ernestine resta un moment indécise, tandis que Luizzi contemplait cette scène, et, reconnaissant partout la main de Satan, il lui dit tout bas :

— Tu avais raison. Pauvre mère !

— Attends, attends, répondit Satan.