Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/60

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espérant forcer mon père à m’entendre. Mais il s’assit à une table de jeu, après m’avoir dit en passant :

« — Demain, tenez-vous prête de bonne heure, vous aurez l’honneur d’être présentée à la famille royale.

« Cette seconde nouvelle m’étonna autant que la première, mais elle me rassura. J’associai naturellement l’idée de ma présentation à celle de mon mariage, et je ne puis dire par quelle confiance du cœur je me figurai qu’on ne pouvait me sacrifier dans un mariage qui se ferait sous de si nobles auspices. M. Carin m’avait dit de penser toute la nuit à la proposition qu’il m’avait faite. Il avait eu raison : je ne dormis pas et ne fis que pleurer, tant ce qui m’arrivait était en dehors des idées que je m’étais faites d’un mariage. Un mot que les jeunes filles ne prononcent jamais, mais qu’elles murmurent sans cesse dans leur cœur, le mot amour, n’avait encore aucun sens pour moi ; mais si vous saviez, Édouard, combien de fois mes compagnes et moi nous avions conclu tous nos heureux projets par cette phrase : « Oh ! moi, je n’épouserai jamais que celui que j’aimerai, » vous comprendriez mes terreurs, lorsque je me trouvai tout à coup menacée de me donner à un homme que je ne connaissais pas, vous comprendriez la douleur que laisse après elle une jeune espérance qui s’en va. Je n’avais jamais prévu que je pusse être obligée à avoir une volonté contraire à celle de mon père ; et, quand je m’interrogeai sur ce point, je me sentis une faiblesse qui me semblait insurmontable. J’avais bien entendu parler de jeunes filles qui avaient opposé une énergique résistance aux projets de leur famille ; mais c’était pour moi comme un de ces contes romanesques qui intéressent, et qui ne sont pas de notre vie. Quelquefois, le soir, entre nous, jeunes cœurs ignorants, il s’était glissé un récit qui disait comment telle jeune fille avait préféré la mort à un mariage qui lui répugnait, nous avions poussé de grands hélas sur son malheur et donné des pleurs d’admiration à un si haut courage ; mais, quand cette pensée me vint pour moi-même, je ne puis dire que je la repoussai ou qu’elle me fit peur, car je me sentis trop incapable de l’exécuter. J’étais comme un misérable à qui l’on parle du faste d’un grand seigneur, et qui détourne la tête pour reprendre son pain abreuvé de larmes, sans mouvement d’espérance ou d’envie, tant il se sent éloigné d’une si haute fortune. J’avais le cœur pauvre de courage, et oser mourir était une fortune trop au-dessus de moi. Je ne prévoyais donc rien qui pût m’arracher au malheur dont j’étais menacée, car j’avais pensé aussi à me jeter aux genoux du roi et à me mettre sous sa protection. Mais tout cela était insensé ; car enfin je n’aurais su comment lui dire de quel malheur j’étais si malheureuse.