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AVANT LE PARNASSE


Et quand tu tomberas sous le poids des années,
L’être renouvelé par l’implacable loi,
Prêt à partir lui-même au vent des destinées,
Se dressera plus fort et plus brillant que toi[1].


Flaubert exulte ; il écrit à Bouilhet, le 2 octobre 1860 : « j’ai relu ce soir Les Fossiles en entier, et ça m’a enthousiasmé plus que jamais. Quoi qu’on dise, c’est solide, va ! et c’est beau ». Trois jours après son admiration a encore augmenté : « Les Fossiles sont un chef-d’œuvre. On le reconnaîtra quelque jour[2] ». Est-ce l’ami qui parle ? Non, c’est le juge qui prononce, en n’écoutant que sa conscience d’artiste. Théophile Gautier pense presque de même : « le colossal, l’énorme, le bizarre, tout ce qui est empreint d’une couleur étrange et splendide, attire Bouilhet, et c’est à la peinture de tels sujets qu’est surtout propre son hexamètre[3] ». Il y revient, dans son Rapport de 1868 ; il admire ce vers « long, sonore et puissant, d’une facture vraiment épique, qui rappelle parfois la manière ample et forte de Lucrèce[4] ». Est-il vrai que Bouilhet supporte la comparaison avec les grands poètes ? Que le lecteur en juge : Les Fossiles sont de 1854, et Les Éléphants de 1855 : Leconte de Lisle voit passer devant sa puissante imagination une troupe d’éléphants retournant au pays natal :


Ainsi pleins de courage et de lenteur, ils passent
Comme une ligne noire au sable illimité,
Et le désert reprend son immobilité
Quand les lourds voyageurs à l’horizon s’effacent.


Dans Les Fossiles, c’est un paysage de nuit. On aperçoit çà et là comme des collines se profilant sur la clarté de l’horizon. Un gigantesque mammouth lance un cri d’appel :


Voilà que s’éveillant sous les étoiles pâles
L’horizon montueux tremble par intervalles,
Et les mornes coteaux de leur base arrachés
Le suivent lentement parmi les joncs penchés…
La plaine sous leur poids s’ébranle tout entière ;
On dirait des pieds lourds qui marchent sur la terre,
Et qui frappent ensemble, à coups multipliés ;
L’eau jaillit des marais, et les bambous pliés


  1. Œuvres, p. 144.
  2. Correspondance, III, 197, 198.
  3. Portraits Contemporains, p. 184.
  4. Rapport, p. 340.