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Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/174

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HISTOIRE DU PARNASSE

mandées par son médecin : il dégrafe son pantalon, enlève ses bottines, et s’assied au hasard, sur le piano ; l’accès passé, il ramasse ses bottines, et s’enfuit[1] !

C’est la déchéance progressive ; il est quelque temps moniteur de boxe dans un gymnase, mannequin dans une maison de santé, jouant le rôle du fou à moitié guéri que le médecin aliéniste présente à sa clientèle[2]. À ce jeu, en attendant qu’il y perde son talent, il perd sa délicatesse, qui jadis était grande[3]. Il recherche les bénéfices trop faciles, les avantages gratuits, ce qu’autour de lui on appelle « les choses à l’œil », et cela avec tant d’âpreté que ses camarades le surnomment : l’oculiste[4]. Un degré en-dessous, et le voilà « tapeur ». empruntant et ne rendant pas ; se vantant auprès de ses amis, comme d’une prouesse, d’avoir abusé de l’hospitalité des Bénédictins de Solesmes, et de la bienveillance de Dom Guéranger[5]. Cette décadence va si loin que la pudeur de Montmartre finit par protester ; on n’admet pas qu’il se fasse héberger par sa maîtresse : Villiers, qui prend pension chez Nina, est un instant honni, mais il met les rieurs de son côté par un mot : « Que de bruit pour quelques côtelettes[6] ! » Ce qui l’empêche de sombrer tout à fait, c’est une incroyable force d’espoir qui lui fait toujours croire que, si aujourd’hui est affreux, demain sera meilleur[7]. Ce qui l’empêche de donner toute sa mesure, c’est le désordrè matériel de sa vie lui interdisant tout travail régulier, le réduisant à écrire dans un garni, aux jours heureux, ou, dans les mauvais moments, sur une table de brasserie, sur l’impériale d’un omnibus[8]. Son esprit est aussi décousu que sa vie. Ses admirations tournent aux quatre coins de l’horizon littéraire : romantique jusqu’à la violence, disant : « il y a les romantiques et les imbéciles[9] » ; puis, s’inclinant devant Flaubert comme devant l’un des plus grands écrivains de tous les siècles, « un poète colossal[10] » ; disciple de Baudelaire, et imitant son fétichisme de Wagner[11]. Mais toutes ces incer-

  1. Judith Gautier, Revue de Paris, Ier avril 1909, p. 573-574.
  2. Gourmont, Promenades, II, 32 ; Goncourt, Journal, VI, 178.
  3. Maurel, Souvenirs d’un Écrivain, p. 120 ; Calmettes, p. 188-189.
  4. Calmettes, p. 196.
  5. Francis Jammes, Mémoires, II, 176 ; Calmettes, p. 198 ; Crépet, p. 447-450.
  6. G. Moore, Mémoires de ma Vie morte, p. 92.
  7. H. Laujol, Revue Bleue, 21 septembre 1889, p. 363.
  8. Roujon, Le Temps, 20 avril 1904.
  9. Gourmont, Promenades, II, 10.
  10. Albalat, Flaubert et ses Amis, p, 130.
  11. Theuriet, Souvenirs, p. 247.