Aller au contenu

Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/206

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
142
HISTOIRE DU PARNASSE

tout le domaine. Traduisant l’envie, assez explicable, des artisans de cette fortune, Verlaine s’écrie : « Il marche dans nos vers[1] ! » Cette petite jalousie passe vite ; les Parnassiens comprennent tout ce qu’ils doivent à l’intelligent commerçant qui, tout en faisant sa fortune, les a aidés à conquérir leur gloire : ne fût-ce qu’en leur donnant l’hospitalité dans son entresol, il leur a fourni ce qui leur manquait jusque-là, un centre. Ils lui restent reconnaissants. Sans qu’il s’en doute, Coppée et Sully Prudhomme intriguent pour faire décorer leur éditeur, en 1884[2]. Ils font mieux : au banquet du mariage de Mlle Alphonse Lemerre, le 14 octobre 1892, Coppée lit un sonnet, d’ailleurs assez ordinaire, qui ne vaut que par le début et par la fin :


Poète de vingt ans, je t’ai vue au berceau.
Qu’elle est loin la chanson du Passant à Silvie !
Que de feuillets tournés du livre de ma vie !
De celui de ce jour lirai-je le verso ?…
Et c’est un sentiment très doux qui me pénètre,
En t’offrant, Jeanne, ainsi qu’aux fils qui te naîtront,
Les vœux ardents du vieil ami qui t’a vu naître.


Puis il lit le sonnet envoyé de Lyon par Sully Prudhomme, moins personnel, plus spirituel, et plus parnassien :


La muse du Parnasse avait sur ses genoux
Fait à ses nourrissons un nid déjà prospère,
Lorsque Jeanne est éclose. Un laurier pour Lemerre !
Il fut en la créant plus poète que nous.

Et ce poème heureux dont nos vers sont jaloux,
Car il n’a pas à craindre un suffrage éphémère,
Lui non plus n’est pas né sans Muse : il a sa mère,
Dont la grâce en a fait le charme vif et doux.

À l’envi l’un de l’autre ils l’ont orné sans cesse,
Avec tant d’art qu’il passe en exquise finesse
Tous les plus fins joyaux du passage Choiseul.

L’amour, rimeur parfait, y met le sceau du Maître,
Et le jeune chef-d’œuvre, édité pour un seul,
Va, se perpétuant d’âge en âge, renaître[3] !



  1. Bergerat, Souvenirs, II, 177.
  2. Monval, Correspondant du 25 septembre 1927, p. 828-829.
  3. Id., ibid., p. 831.