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Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/212

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HISTOIRE DU PARNASSE

son ; toute religion qui contredit ces deux guides de la vie humaine est un mensonge infâme ». Devinant l’ennemi visé là, le jeune disciple de Raynal ajoute : « telle est la religion dégénérée du Christ[1] ». Cette citation s’incruste dans sa conscience ; il a dès lors, et pour longtemps, une mentalité de protestant. En 1844, à vingt-cinq ans, il écrit à un ami : « tu n’as pas oublié les premiers bégaiements que m’arrachait alors un instinct de justice sociale et religieuse, mais non anti-religieuse, car il y avait au fond de mes divagations d’enfant sur l’iniquité romaine un sentiment réel de sa mission déviée[2] ». Ses convictions pourront évoluer encore, mais voilà son vrai substratum religieux. Dans cette âme, vide de l’amour divin, l’amour sans épithète se développe, mais non pas du tout celui que nos souvenirs de romans nous représentent comme la passion créole : au milieu de cette nature ardente le cœur du jeune homme reste chaste : il rêve à l’amour pur ; dans La Rivière des Songes il écrit, en 1837, à dix-huit ans : « ô première larme de l’amour ! Comme une perle limpide, Dieu te dépose au matin sur la jeunesse en fleur. Heureux qui te garde des ardentes clartés de la vie, et te recueille pieusement au plus profond de son cœur. Si ta fraîcheur printanière résiste aux atteintes du soleil, si rien ne ternit ta chaste transparence, ô première larme de l’amour, la mort peut venir : tu nous auras baptisés pour la vie étemelle[3] ». Ce ne sont pas des phrases de jeune enthousiaste ; plus tard, avec son habituelle lucidité, il se rend compte qu’il doit la majeure partie de son talent « à cet étemel premier amour fait de désirs vagues et de timidités délicieuses ; cette sensibilité naissante d’un cœur et d’une âme vierges, attendrie par le sentiment inné de la nature, a suffi pour créer le poète que je suis devenu[4] ». Ce premier amour, il le chantera beaucoup plus tard, dans son Illusion suprême : dans ce poème mystique, à travers le sable aride de sa philosophie désolée, pousse la fleur du souvenir :


Rien du passé perdu qui soudain ne renaisse :
La montagne natale et les vieux tamarins,

Les chers morts qui l’aimaient au temps de sa jeunesse
Et qui dorment là-bas dans les sables marins…

  1. M. A. Leblond, Leconte de Lisle, p. 17.
  2. Revue Bleue, 10 juillet 1897, p. 42.
  3. Dornis, Essai, p. 159.
  4. Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 323.