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Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/219

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LE PARNASSE

sur leurs tam-tam[1]. Des deux côtés on oublie, on pardonne ; c’est presque le bonheur ou du moins la détente. La révolte contre toute autorité s’apaise, et cette sérénité d’un moment nous vaut, en 1843, le Credo de l’incroyant : « les joies réelles ne sont ni l’amour, ni l’amitié, ni l’ambition, car tout cela passe, s’oublie ; elles sont dans l’amour de la beauté impérissable, dans l’ambition des richesses inamovibles de l’intelligence, dans l’étude sans terme du Juste, du Bien et du Vrai absolus… Les joies fausses sont dans la vie vulgaire, les joies réelles sont en Dieu. Les unes ne nous rendent heureux qu’une seconde, pour nous torturer pendant des années. Les autres, calmes et inaltérables, se révèlent à nous quand nous sommes purifiés de celles-là, et nous mènent au vrai bonheur, qui est l’oubli des choses périssables, et le désir de l’infini[2] ». Il y a un écho de cette élévation, dans l’illusion Suprême :


Ah ! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée,
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel
Emportant à plein vol l’Espérance insensée,
Qu’est-ce que tout cela, qui n’est pas éternel.


Mais bientôt le poète retombe dans la vie réelle, qui lui semble insupportable. Il s’aperçoit vite que, trop bon spéculateur, son père a vendu presque toutes ses propriétés pour acheter des noirs qui rapportent beaucoup plus, quand on sait faire ce genre d’élevage : on apprend des métiers à ces nègres, puis on les loue aux voisins, ou on les vend, très cher, jusqu’à dix mille francs pièce. Au long de ses promenades, le poète est poursuivi par les cris des esclaves qu’on fouette, qu’on bâtonne ; et ce sont des plaintes, des hurlements, des clameurs suppliantes : Grâce, maître, grâce[3] ! Cette cruauté tue ses derniers sentiments de famille : son père est devenu une espèce de négrier sédentaire, et lui, il a perdu toute sa mentalité créole. Il ne transige pas sur cette question de morale sociale ; dans une lettre de janvier 1845 il pousse ce gémissement de désespérance et d’horreur : « voici 14 mois que je suis à Bourbon, 420 jours de supplice continu, 1.080 heures de misère morale, 60.480 minutes d’enfer[4] ! » Encore a-t-il mal calculé : cela lui fait,

  1. G. Bastard, Revue Bleue, p. 744-745.
  2. Dornis, Essai, p. 199-200.
  3. Dornis, Essai, p. 107 ; R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 326.
  4. Leblond, p. 147.