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Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/224

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HISTOIRE DU PARNASSE

le désastre pour la poésie. Heureusement l’instruction Publique renvoya la lettre à la Marine, et les cartons de ce ministère, veillant sur l’avenir du poète, enfouirent sa pétition[1].

Que lui importe une si petite déconvenue ? Le jeune révolutionnaire flambe d’enthousiasme, car 93 ressuscite : le gouvernement provisoire qui connaît ses auteurs et la formule sacro-sainte, « périssent les colonies plutôt qu’un principe », décrète l’émancipation des noirs. Aussitôt, Leconte de Lisle, qui n’a pas oublié les cris des nègres martyrisés, convoque ses compatriotes, rédige en leur nom une lettre de félicitations, et va la porter à l’Hôtel de Ville : « les soussignés, jeunes créoles de l’île de la Réunion, présents à Paris, viennent porter leur adhésion complète, sans arrière-pensée, au Gouvernement de la République. Nous acceptons la République dans toutes ses conséquences. L’abolition de l’esclavage est décrétée, et nul Français n’applaudit plus énergiquement que nous à ce grand acte de justice et de fraternité que nous avons toujours devancé de nos vœux ». Signé : Barbaroux, G. Bédier, Lacaussade… Leconte de Lisle[2]. Son frère aîné, André, qui dirige le domaine familial, lui demande une explication, espérant qu’il est incapable d’une telle folie. Charles riposte : « toutes les fois que j’aurai à choisir entre des intérêts personnels et la justice, je choisirai la justice[3] ». Ce n’est pas une simple déclamation, car il sait très bien ce qui l’attend : la famille lui supprime tout subside, et le jeune jacobin commence une vie de pauvreté, réduit, pour subsister, à donner des leçons, à faire des travaux de librairie, à envoyer des correspondances à un journal de Saint-Denis de Bourbon[4]. Leconte de Lisle souffre, mais il est fier de souffrir pour ses convictions. Fanatique de Robespierre, il veut se dévouer au peuple. Il n’y a plus de Club des Jacobins, mais il y a le Club Central Républicain, qui lui confie une mission secrète en Bretagne : sous prétexte de revoir ses parents, il se mettra en rapport avec les sociétés existantes, en créera au besoin ; il devra démolir les ennemis de la République en exploitant leurs maladresses, etc. L’ancien rédacteur du Scorpion accepte avec enthousiasme. Il va donc pouvoir

  1. Charavay, Revue, 1891, p. 231-232.
  2. Leblond, p. 218.
  3. H. Houssaye à l’Académie, 12 décembre 1895.
  4. Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 327 ; Béranger, Correspondance, IV, 247 ; Calmettes, p. 3, 97. — Cf. pourtant Flottes, Le poète Leconte de Lisle, p. 66-67, 70-75.