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Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/271

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LE PARNASSE

la production des formes que la nature peut écraser l’âme. N’y a-t-il pas une effrayante production des idées, une Inde aussi de la pensée, aux végétations multiples et monstrueuses, et l’effréné déploiment de la vie intellectuelle dans le domaine des systèmes, des arts et des rêves, ne peut-il pas produire sur un esprit moderne cette sensation d’accablement et d’impuissance finale que le paysage des bords du Gange infligeait aux fidèles de Çakya-Mouni ? Un bouddhiste sommeille, caché dans toute âme de civilisé trop assiégé d’idées. M. Leconte de Lisle n’a eu qu’à laisser parler ce bouddhiste en lui, pour célébrer, avec sincérité,… l’affranchissement par la renonciation[1] ».

Tous les Parnassiens ne se convertissent pas au bouddhisme du Maître. Quelques-uns voient même une certaine contradiction entre professer l’inanité de toutes choses, et se travailler à chanter la totale vanité. Jean Aicard, qui est leur porte-parole, reconnaît avec bonne foi que Leconte de Lisle lui-même se posait souvent ce problème. Mais Aicard va plus loin, et reproche au chanteur du Nirvana sa glorification du Néant, son indifférence au contraire pour ces « dix millions de Français, agissants et pensants, qui se moquent un peu de Çâkia-Mouni… Il passe en transfuge, renégat de l’humanité, du côté de ces dieux qui laissent la vie se tordre douloureuse au-dessous d’eux, sans daigner y prendre part[2] ».

Quoi que l’on pense par ailleurs de l’hindouisme, il y a une question de fait : nombre d’esprits lui demandent une philosophie religieuse pour remplacer la foi qu’ils ont perdue : une vague de néqbouddhisme a traversé l’Europe. Au musée Guimet siège l’Association française des Amis de l’Orient ; elle fait appel à Rabindranath Tagor[3]. Bien des causes ont déterminé ce mouvement, mais je ne crois pas exagérer l’importance de Leconte de Lisle en disant qu’il est pour quelque chose dans l’organisation de cette croisade bouddhique. Il a été discuté et nié par ses contemporains, mais les idées qu’il a soutenues sont toujours en marche : j’entends un lecteur de Rolla qui murmure :


Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire ;
Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés.



  1. Essais de Psychologie contemporaine, II, 99.
  2. Figaro du 26 mars 1887.
  3. Dodwell, Stendhal, traduction Horion, p. 28 ; G. K. Chesterton, interviewé par F. Lefèvre, Nouvelles Littéraires du 21 mars 1925 ; Débats du 9 mai 1928.