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Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/295

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LE PARNASSE

qui s’apprend, qui a ses méthodes, ses formules, ses arcanes, son contre-point et son travail harmonique. L’inspiration doit trouver sous ses mains un clavier parfaitement juste, auquel ne manque aucune corde[1] ».

Théo, dans l’intimité, appelait encore ses procédés de fabrication artistique ses « gaufriers ». Quels sont ceux de Leconte de Lisle ? Il ne les cache pas, il aime à en parler : placé dans un dîner à côté de Goncourt qu’il ne connaissait pas encore directement, Leconte de Lisle engage aimablement la conversation ; son voisin le trouve spirituel, délicatement méchant, mais parlant peut-être un peu trop des choses de son métier, versification, prosodie, etc.[2]. Aussi accorde-t-il très volontiers des audiences aux savants étrangers qui désirent le consulter sur l’art des vers, et qui, comme Lubarsch, ne comprennent pas toujours ce qu’il leur expose[3]. Il est plus complaisant encore pour ceux qui le comprennent bien : il consent à lire deux fois de suite la Verandah à M. Koschwitz, afin que celui-ci puisse tout saisir : pour marquer la somnolence de la Persane et l’assoupissement de la nature entière, le poète déclame très lentement, en appuyant sur les syllabes accentuées des mots de valeur ; il souligne les césures et la rime par des pauses bien marquées, rendant à merveille la musique des vers, l’harmonie imitative. Quand il dit un poème devant ses intimes, il se livre davantage, et sa déclamation devient tragique : « Leconte de Lisle, récitant ses propres vers, était très intéressant à observer, nous dit Coppée. À le voir ainsi tout droit, absolument immobile, la tête haute ; à l’entendre déclamer d’une voix lente et grave, un superficiel aurait pu lui donner, une fois de plus, le nom d’impassible, dont la critique l’accabla si souvent, et qui l’irritait si fort. En réalité son trouble — bien que dompté et contenu — était extrême. Était-ce timidité naturelle, comme j’en ai eu le soupçon ? Était-ce émotion sacrée de l’artiste ? Je ne sais. Mais l’homme alors se transformait et se revêtait d’une singulière majesté. La voix, un peu sourde et presque tremblante, prenait l’auditeur aux entrailles. Sur cette face marmoréenne, soudain mortifiée, on sentait courir un frisson. Les yeux, surtout, devenaient effrayants. Ils se creusaient ; et sous les pau-

  1. Rapport, p. 336.
  2. Goncourt, Journal, VI, 5.
  3. Koschwitz, Les Parlers parisiens, p. 131.