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AVANT LE PARNASSE

repris la plume pour corriger une faute d’orthographe au nom du peintre, et enfin voici la strophe irréprochable :


J’ai dans ma chambre une aquarelle
Bizarre, et d’un peintre avec qui
Mètre et rime sont en querelle.
Théophile Kniatowski.


C’est un émerveillement de suivre, grâce au livre du vicomte de Spoelberch, ou à l’édition critique de Jacques Madeleine, ces coups de burin qui affinent peu à peu le profil de la buire en métal précieux. Ainsi encore, dans Cœrulei oculi, cette strophe qui, dans sa première forme, paraît parfaite :


Que j’aime ces claires prunelles
Où la lumière s’attendrit,
Mouillant de pleurs ses étincelles,
Comme une douleur qui sourit.


Pourtant les prunelles qui pleurent ne restent pas claires. Le quatrième vers semble joli d’abord, mais la douleur ne sourit pas. Puis ce retour à l’idée pure après une image est une déception. Les cordes de la lyre semblent détendues ; Gautier les serre, et le son devient net, clair :


Dans les langueurs de leurs prunelles
Une grâce triste sourit ;
Les pleurs mouillent les étincelles,
Et la lumière s’attendrit.


On pourrait prolonger pendant des pages l’étude de ces changements qui transforment l’à peu près bien en beauté parfaite. Je me bornerai à faire une dernière comparaison de textes qui n’a pas besoin de commentaire, et je la dédie à ceux qui disent que Théo n’a pas d’idées. Plaçons simplement côte à côte les deux états des strophes de l’Obélisque de Paris :

Première version       Texte définitif
Sur cette place je m’ennuie,
Monolithe dépareillé,
Sous les hachures de la pluie
Qui lave mon granit mouillé.
Rhamsès un jour, mon bloc superbe
Que rien n’avait pu jeter bas
Roula fauché comme un brin d’herbe
Par un monsieur nommé Lebas.
Sur cette place je m’ennuie,
Obélisque dépareillé ;
Neige, givre, bruine et pluie
Glacent mon flanc déjà rouillé.
Rhamsès, un jour, mon bloc superbe
Où l’éternité s’ébréchait,
Roula fauché comme un brin d’herbe
Et Paris s’en fit un hochet[1].
  1. De Spœlberch, Histoire, I, 448.