briser le poète : il lance sa plume, il quitte sa maison :
Oh ! laissez ! laissez-moi m’enfuir sur le rivage !
Laissez-moi respirer l’odeur du flot sauvage !
Jersey rit, terre libre, au sein des sombres mers ;
Les genêts sont en fleur, l’agneau paît les prés verts ;
L’écume jette aux rocs ses blanches mousselines ;
Par moments apparaît, au sommet des collines,
Livrant ses crins épars au vent âpre et joyeux,
Un cheval effaré qui hennit dans les cieux (1) !
Dans cette nature apaisante, Hugo trouve la fraîcheur, la sérénité qui lui permettent de ne pas se tiger dans une attitude, de ne pas s’emprisonner à perpétuité dans sa passion politique, de ne pas rester trop absolument « homo unius libri ». Pascal, qui s’est confiné dans un de ces milieux étroits où on ne se renouvelle pas, demeure, même dans les Pensées, l’homme des Provinciales : si Victor Hugo ne reste pas toujours et à tout jamais le poète des Châtiments, c’est grâce à Jersey.
Grâce à Jersey encore son farouche anti catholicisme semble s’atténuer un peu. A Bruxelles, il scandalisait certain de ses a mis belges, en raillant leur foi aux miracles (2) ; à Jersey, il s’apaise et devient moins combatif : il offre à Michelet qui vient de perdre son enfant les consolations les plus délicates, sur un ton presque religieux : «… vous ne doutez certes pas de la patrie divine. Je crois en Dieu, parce que je crois en l’homme. Le gland me prouve le chêne, le rayon me prouve l’astre ; c’est là votre symbole et le mien. Nous retrouverons un jour les êtres chers ; votre fille est auprès de la mienne ; dès à présent, ces anges nous rient et nous éclairent ; et à votre insu même il y a des lueurs de plus dans votre cerveau. Ces clartés viennent de la mort (3). » Eclairé lui-même par cette lumière, il permet qu’on mette dans sa chambre, au-dessus de son lit, un crucifix (4). Il comprend qu’une de ses parentes entre en religion, se fasse carmélite ; il lui écrit, le 22 juillet 1855 : « Chère enfant, tu vas donc
(1) Châtiments, p. 310. — {2) Correspondance, II, 175. — (3) Correspondance, II, 193. — (1) Barbou, Victor Hugo et son temps, p. 251-255.