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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/128

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départ de l’institutrice.

avant le départ : les maîtres se placent d’un côté de la salle, les domestiques se pressent de l’autre, respectueusement assis sur le bord de leur chaise. Quelques minutes se passent en silence ; on se sent le cœur oppressé par l’angoisse nerveuse qui précède les séparations. Mais voici mon père qui se lève ; il fait un signe de croix devant l’icône ; les autres suivent son exemple ; les larmes et les embrassades commencent.

Je regarde maintenant mon institutrice, en robe de voyage foncée, la tête enveloppée d’un châle de laine tricotée ; et elle me paraît tout autre que d’habitude. Elle a subitement vieilli : sa taille énergique et puissante semble diminuée : ses yeux « qui portaient la foudre », comme nous disions en cachette pour nous moquer d’elle, ses yeux qui ne laissaient échapper aucun de nos crimes, sont rouges, gonflés, pleins de larmes ; les coins de ses lèvres s’agitent nerveusement. Pour la première fois de ma vie, elle me fait pitié. Elle me tient embrassée, longtemps, convulsivement, avec une tendresse impétueuse dont je ne l’aurais pas crue capable.

« Ne m’oublie pas, écris. Ce n’est pas gai de quitter une enfant qu’on a élevée depuis l’âge de cinq ans », dit-elle dans un sanglot.

Moi aussi je sanglote avec désespoir, pendue à son cou. Une angoisse cruelle, le sentiment d’une perte irréparable s’empare de moi, tout me semble devoir s’écrouler dans la famille après ce départ. La conscience de mes torts personnels aggrave ma