Aller au contenu

Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
119
départ de l’institutrice.

Ma sœur n’avait osé raconter son triomphe à personne ; elle savait que tout le monde dans la maison — notre mère la première — serait épouvantée et que la chose serait racontée à notre père. Et aux yeux de celui-ci, cette démarche auprès de Dostoiévsky, auquel Aniouta avait écrit sans permission, pour se soumettre à son jugement et s’exposer peut-être à ses railleries, serait un crime terrible.

Pauvre père, qui avait une si grande horreur pour les femmes auteurs, et soupçonnait chacune d’elles d’écarts ayant si peu de rapports avec la littérature ! Sa destinée était d’avoir une femme auteur pour fille !… Personnellement mon père n’avait connu qu’une seule femme de ce genre, la comtesse X… Il l’avait connue à Moscou, dans tout l’éclat de sa jeunesse, objet de l’admiration de tous les jeunes gens de Moscou, lui-même y compris. Plusieurs années ensuite, il la revit à Baden-Baden, je crois, dans le salon de la roulette.

« Je regarde, n’en croyant pas mes yeux, racontait mon père ; c’était bien la comtesse, et, lui faisant cortège, une queue de personnages suspects, plus vilains et plus vulgaires les uns que les autres, criant, ricanant, braillant, et la traitant de pair à compagnon : elle s’approcha du tapis vert et se mit à jeter l’or à pleines mains. Ses yeux brillaient, son visage était rouge et son chignon de travers. Quand elle eut perdu jusqu’à sa dernière pièce d’or, elle cria à ses aides de camp : « Eh bien, messieurs, je suis vidée. « Rien ne va plus, allons noyer notre chagrin dans du