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nos relations avec dostoiévsky.

À mesure que les rapports de Dostoiévsky avec ma sœur s’envenimaient, du moins en apparence, mon affection pour lui allait grandissant. De jour en jour mon admiration augmentait, et je subissais complètement son influence ; il remarquait, sans doute, cette adoration absolue, et elle lui faisait plaisir. Il me donnait toujours en exemple à ma sœur. S’il arrivait à Dostoiévsky d’exprimer quelque pensée profonde, quelque paradoxe de génie, en contradiction manifeste avec une morale routinière, ma sœur faisait l’ignorante, et semblait ne rien comprendre. Mes yeux brillaient d’enthousiasme ; elle, au contraire, pour l’exaspérer, ripostait par quelque plate banalité.

« Vous avez une âme misérable, pitoyable, disait alors Théodore Mikhaïlovitch avec emportement. Voyez votre petite sœur, quelle différence ! C’est une enfant, mais elle me comprend, parce qu’elle a l’âme délicate. »

Je rougissais de joie, et me serais fait couper en morceaux pour montrer combien je le comprenais. Au fond de l’âme, j’étais très contente de voir Dostoiévsky moins enthousiasmé de ma sœur qu’au début de nos relations. Honteuse de ce sentiment, je me le reprochais comme une espèce de trahison ; et, par un compromis de conscience, dont je ne me rendais pas compte, je cherchais à racheter mon péché secret, en prodiguant à ma sœur des caresses et des attentions toutes particulières. Mais ces remords ne m’empêchaient pas d’éprouver un plaisir