Page:Spencer - La Science sociale.djvu/134

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Nous lisons aussi dans le journal du capitaine Speke :

« Si je me promenais un peu pour me dégourdir les jambes, ils (les Somali) se formaient, en conseil de guerre pour discuter les mobiles de ma conduite ; dans leur esprit, il fallait que j’eusse des desseins secrets sur leur pays, car un homme jouissant de son bon sens ne fait pas aller ses jambes inutilement[1]. »

Les exemples de ce genre démontrent que notre caractère est à peu près incompréhensible pour les peuples d’une race très-différente de la nôtre ; mais cela ne nous empèche pas de négliger régulièrement, dans notre interprétation des phénomènes sociologiques, le fait corrélatif du premier, que de notre côté nous ne pouvons pas davantage entrer dans les sentiments des individus d’une autre race et comprendre les raisons de leurs actes. Ainsi nous trouvons tout naturel d’avoir recours aux procédés les plus simplifiés et d’adopter les nouvelles méthodes quand elles constituent un progrès : aussi sommes-nous fort étonnés de voir les Chinios s’en tenir à leurs lampes de papier fumeuses, se contenter d’admirer nos lampes Argand qui donnent une lumière si claire et les laisser de côté quand on leur en fait cadeau. Nous ne comprenons pas que les Hindous continuent à préférer leurs grossiers outils primitifs depuis qu’ils ont vu à l’œuvre nos outils perfectionnés, qui produisent plus de besogne avec moins de travail. En descendant jusqu’à des races encore plus différentes sous le rapport de la civilisation, il arrive plus souvent encore que nous commettons une erreur en supposant que, dans certaines conditions, un homme de ces races agirait comme nous.

Voilà une difficulté subjective fort sérieuse. Pour comprendre un fait quelconque dans l’évolution d’une société, il faut l’envisager comme la résultante des actions combinées d’individus doués de certaines natures. Donc, avant de comprendre le fait, il faut comprendre la nature des individus, et c’est à quoi nous ne parvenons que très-imparfaitement, même au prix de beaucoup de soins et d’efforts. Nos interprétations sont nécessairement automorphiques et cependant l’automorphisme nous induit perpétuellement en erreur.

  1. Speke, Journal of Discovery of Source of the Nile, p. 85.