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Page:Spenlé - Novalis.djvu/231

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PHILOSOPHIE DE LA NATURE

Cependant cette vision prophétique devient une réalité. Éros s’abandonne à la séduction. Les suites de cet entraînement coupable ne tardent pas à se faire sentir : le Scribe s’empare du gouvernement de la maison. Sophie et Fable (la Sagesse divine et l’imagination romantique sont mises en fuite. Derrière l’autel, Fable découvre un escalier dérobé qui la mène en un lieu souterrain, gardé par un sphinx gigantesque. C’est à la vérité un monde fort étrange que ce monde souterrain où régnent trois vieilles Parques. Une lampe y projette des flots d’obscurité : l’huile qui alimente cette lampe est distillée avec le venin des tarentules, c’est-à-dire des mauvaises passions. La vie ici ne peut pas germer, seul l’inerte (das Leblose) y peut subsister. Si on rapproche de ce tableau un écrit presque contemporain de Novalis (Europe ou la Chrétienté).[1] il semble qu’il faille comprendre par l’empire des Parques la philosophie matérialiste du 18me siècle. Elle est une sorte d’irréligion systématique : à la nature vivante et animée elle a substitué un mécanisme inerte, sa lumière même s’alimente du venin des tarentules, c’est-à-dire que sa philosophie morale, essentiellement égoïste et sensualiste, prend son inspiration seulement dans les penchants inférieurs de l’âme humaine. Bref c’est un monde diamétralement opposé à celui de la poésie romantique. Et en effet les trois sorcières, qui régnent en ce ténébreux séjour, font le plus gracieux accueil au Scribe, dont apparaît soudain la silhouette grotesque. De son côté celui-ci s’applaudit de voir Fable, l’enfant chérie du romantisme, séquestrée et mise au pain sec. « Il est bon, lui dit-il, que tu sois ici retenue au travail. J’espère que les mortifications ne le manqueront pas ». Et il raconte avec joie les infidélités d’Éros, faisant prévoir aux vieilles sorcières un riche

  1. N. S. II, 2, pp. 409 et 410. Dans ces pages Novalis analyse les progrès de l’irréligion scientifique « faits le monde moderne. « La haine de la religion s’étendit tout naturellement et très logiquement à tout ce qui soulève l’enthousiasme : elle proscrivit la fantaisie et le sentiment, la moralité et l’amour de l’art ; …elle fit de l’harmonie créatrice du monde le bruit monotone et régulier d’un immense moulin d’un moulin « en soi », sans architecte et sans meunier, d’un moulin qui se moudrait lui-même. »