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QUATRIÈME PARTIE.

rien ; promettez-le-moi, je l’exige, je vous en supplie… — Et d’où vient donc cette prière si vive ? répondit Mathilde ; ma chère Delphine, est-ce que vous avez un tel éloignement pour moi, que vous ne me trouveriez pas digne de vous servir ? — Non, non, interrompis-je ; c’est moi qui ne suis pas digne de vous.

— Qui a pu vous inspirer cette cruelle idée, ma chère cousine ? répondit-elle : vous n’avez pas les mêmes opinions que moi, j’en suis fâchée pour votre bonheur ; mais me croyez-vous donc assez exagérée pour ne pas reconnaître vos rares qualités et les services que vous m’avez rendus deux fois avec tant de délicatesse ? Suis-je donc incapable d’estimer la parfaite franchise qui ne vous a jamais permis l’ombre de la dissimulation ? C’est cette vertu que j’admire en vous, et qui a toujours été le fondement de ma sécurité. J’ai souvent remarqué que Léonce se plaisait beaucoup à vous voir ; une fois même, vous vous en souvenez, j’allai vous chercher à Bellerive avec une sorte d’inquiétude et peut-être même avais-je le désir de vous éprouver ; mais je revins parfaitement convaincue que vous n’aimiez pas Léonce, puisque vous ne vous étiez point trahie quand je vous parlais de mon sentiment pour lui. Hier, quelqu’un, en me racontant l’histoire qu’on a faite sur vous à l’occasion de M. de Valorbe, eut l’impertinence de me dire que j’étais bien dupe de croire à votre sincérité : j’aurais désiré que vous entendissiez avec quelle force, avec quel dédain je repoussai cette méprisable insinuation ! Combien je me plus à répéter que non-seulement la dissimulation, mais le silence même, qui serait aussi une fausseté puisqu’il me tromperait également, était loin de votre caractère, dans une circonstance qui exigeait d’une âme honnête la plus entière vérité. J’aurais souhaité que pour vous justifier à jamais l’on m’eût demandé de jurer pour vous… » Dans ce moment, Léonce, ma tête se perdit ; il me sembla qu’il était infâme de recevoir ainsi des éloges si peu mérités, d’abuser de sa candeur. Ses discours étaient une interrogation sacrée, et me taire me parut de la perfidie ; enfin je ne raisonnai pas, mais j’éprouvai cette révolte du sang qui rend une action basse ou perfide tout à fait impossible, et je m’écriai : « Mathilde, arrêtez ! c’est trop ! oui, c’en est trop ! Si je l’aimais, devrais-je vous le dire ? si je l’aimais sans être coupable, en respectant vos droits, votre bonheur… » Mon trouble disait encore plus que mes paroles. « Achevez, reprit Mathilde avec chaleur, achevez ! Delphine, l’aimeriez-vous ? dites-le-moi ; ne résistez pas au mouvement généreux que vous éprouvez ! soyez vraie,