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QUATRIÈME PARTIE.

ment criminel ? Vous êtes-vous séparée de mon époux ? vous a-t-il en vain poursuivie ? vos malheurs m’ont-ils appris votre amour ? Non ! c’est le plus simplement, le plus facilement du monde que vous passez votre vie avec un homme marié, pour qui vous avez une affection condamnable ! Quelle innocence, juste ciel ! et surtout quel soin, quel respect pour ma destinée ! Vous aimiez ma mère et vous ne craignez pas de désespérer sa fille ! Reprenez les funestes dons avec lesquels vous m’avez mariée ; je veux vous les rendre, je veux acquitter en même temps les dettes de ma mère envers vous : alors je quitterai la maison de Léonce, pauvre, isolée, trahie par mon époux, par celui que j’aimais peut-être plus que Dieu ne nous a permis d’aimer sa créature ; mais en m’éloignant je vous laisserai à l’un et à l’autre des remords plus cruels encore que tous mes maux. »

Élise, Mathilde aurait pu me parler longtemps sans que je l’interrompisse ; je gardais le silence, parce que j’étais décidée ; si j’avais hésité ce qu’elle me disait m’aurait déchiré le cœur. Mais qui pouvais-je plaindre, quand je me condamnais à quitter Léonce ? qui, sur un brasier ardent, m’eût paru plus digne que moi de pitié ? L’expression morne et contrainte des regards de Mathilde m’avertit cependant de son incertitude, et je lui dis que j’étais résolue à tout ce qu’elle exigeait de moi. Alors cette femme, oubliant et son ressentiment et sa roideur naturelle, me parla de sa reconnaissance pour ma promesse, de son amour pour son mari, avec un accent tout nouveau que Léonce pouvait seul lui inspirer. Ah ! pensai-je au fond de mon cœur, celle qui lui ressemble si peu, celle qu’il n’a jamais aimée, ressent néanmoins pour lui une passion si vive ! et moi qui l’entends si bien, et moi qu’il chérit, et moi que son image seule occupe, je dois le quitter ! j’ai juré à madame de Vernon, au lit de mort, de protéger le bonheur de sa fille ; j’avais promis à Dieu, à ma conscience, de ne point faire souffrir un être innocent : je ne serai point parjure à ces vœux, les premiers que mon cœur ait prononcés ; mais la crainte de la mort ne fait pas éprouver à celui qui s’approche de l’échafaud une douleur plus grande que celle que je ressens en renonçant à Léonce.

Je me taisais, plongée dans ces amères réflexions. « Ce n’est pas tout encore, ajouta Mathilde, vous ne feriez rien pour mon bonheur, si Léonce pouvait croire que c’est à ma prière que vous vous séparez de lui : il me haïrait en l’apprenant ; si vous ne pouvez le lui cacher, restez plutôt, restez pour obtenir