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DELPHINE.

de lui qu’il soigne mon enfant, si je vis jusqu’à sa naissance, et qu’il donne après moi des larmes à mon souvenir. Il doit ignorer que je vous ai vue ; je tâcherai de reprendre avec lui ma manière accoutumée. Delphine, si un seul mot vous trahit, votre promesse est vaine, ne l’exécutez pas. — Mathilde, lui dis-je votre secret sera gardé. — Si votre départ, reprit-elle, était prompt, Léonce soupçonnerait qu’il existe un rapport entre la conduite bizarre que je tiens depuis quelques jours et votre résolution. Laissez-moi le temps de lui montrer de nouveau du calme, afin qu’il puisse supposer que mes inquiétudes se sont dissipées d’elles-mêmes ; vous chercherez ensuite quelques prétextes raisonables pour votre éloignement. — Mathilde, lui dis-je alors, je vous remercie de m’estimer assez pour me croire capable de tant d’efforts : ils seront tous accomplis, je vous en donne ma parole. Je ferai plus encore : dans quelques lieux de la terre que j’allasse, Léonce me suivrait, j’en suis sûre ; eh bien, je disparaîtrai du monde. Je ne sais ce que je deviendrai ; mais ce n’est point un voyage, une absence ordinaire qui peut briser des sentiments tels que les miens ; au reste, mon sort ne vous importe pas ; ainsi donc, laissez-moi ; j’aurais besoin d’être seule ; adieu. » Mathilde m’obéit sans rien dire, j’avais repris sur elle une sorte d’autorité ; je la méritais, car dans cet instant, sans doute, mon âme, par son sacrifice, était devenue supérieure à la sienne.

Je viens de vous confier, Élise, le secret le plus important de ma vie : si Léonce le découvrait il ne pardonnerait point à Mathilde la douleur que notre séparation lui causera, et je paraîtrais alors bien digne de mépris ; j’aurais l’air de ne me montrer généreuse que pour être plus habilement perfide : jamais donc, après ma mort même, tant que Mathilde existera, vous ne vous permettrez un mot sur ce sujet.

Maintenant il faut exécuter ce que j’ai promis, il faut tromper Léonce ; car s’il devinait mon dessein, si je voyais encore ses regrets, si j’entendais ses plaintes !… Allons, il ne saura rien. J’ai quelque temps encore : Mathilde elle-même l’exige ; si ma tête se conserve pendant les jours qui me restent, je ferai ce que je dois ; mais ne vous étonnez pas si, jusqu’à ce moment où mon sort me condamne à rompre avec la nature entière, je suis, même avec vous, toujours silencieuse et presque froide. Ne me parlez point de mon projet ; laissez-moi lutter seule avec moi-même, rassembler en moi toutes mes forces : un mot raisonnable et sensible pourrait me bouleverser, si je n’y étais pas préparée.