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QUATRIÈME PARTIE.

à pied, par le vent et la pluie, dans la parure d’une fête, sans avoir un instant réfléchi au mouvement qui m’entraînait, je fuyais devant la malveillance et la haine, comme devant des pointes de fer qui me repoussaient toujours plus loin.

À peine étais-je restée deux minutes sur la place, à chercher autour de moi ce que j’avais fait et ce que j’allais devenir, que Léonce m’atteignit : son émotion était sombre et terrible ; il me prit le bras, le serra contre son cœur, et marcha avec moi sans que nous sussions, je crois, ni l’un ni l’autre, quel dessein nous faisait avancer. Nous étions déjà, sur le pont Louis XVI, lorsque le saisissement du froid me força de m’arrêter, et je m’appuyai sur le parapet, incapable de faire un pas de plus. Léonce passa une de ses mains autour de moi. « Chère et noble infortunée, me dit-il, de quelle barbarie ils ont usé envers toi ! Veux-tu les fuir avec moi, ces cruels, dans le sein de la mort ? Dis un mot, et nous nous précipiterons ensemble dans ces flots, plus secourables que les êtres que nous venons de voir. Pourquoi lutter plus longtemps contre la vie ? n’est-il pas certain que nous n’aurons plus que des douleurs ? Ce ciel qui nous regarde nous a marqués pour ses victimes ; sauvons-nous des hommes et de lui. » Alors il me souleva dans ses bras ; je crus sa résolution prise ; je penchai ma tête sur son sein ; et, je vous le jure, Louise, je n’éprouvais rien qui ne fût doux : tout à coup cependant il me remit à terre ; et, reculant quelques pas, il dit comme se parlant à lui-même : « Non, l’innocence ne doit pas périr ; c’est à ses vils accusateurs que la mort est réservée. Delphine, tu seras vengée, tu le seras ! »

Comme il disait ces mots, mes gens, qui me cherchaient de tous les côtés, me découvrirent, et m’amenèrent ma voiture. « Au nom du ciel, dis-je à Léonce, ne pensez point à la vengeance : voulez-vous achever ma ruine, le voulez-vous ? — Non, me dit-il, ne craignez rien ; ce ne sera point ce soir, ni demain, je le jure : je saisirai une fois peut-être… dans quelque temps… un prétexte éloigné…, sans nul rapport avec vous ; mais s’ils périssent, ils sauront cependant que c’est pour vous avoir outragée. Je vous en conjure, ajouta-t-il, soyez tranquille ; pensez-vous que, dans un tel moment, je voulusse vous compromettre encore ! ce que je désire, ce qui est nécessaire, n’arrivera peut-être pas de longtemps : remontez dans votre voiture, de grâce… » Il voulut me suivre, je le refusai.

Je ne l’ai pas revu depuis, et je veux, pendant quelques jours encore, me refuser à le recevoir : j’ai besoin de m’examiner seule ; je veux savoir si je me sens réellement humiliée. Affreux