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DELPHINE.

j’allais envoyer chez vous pour vous conjurer de ne pas venir lorsque malheureusement vous êtes entrée. »

Mon premier mouvement fut de m’informer de ce que savait Léonce. « Dans ce moment, me dit madame de R., une de ses parentes l’instruit, dans la chambre à côté, de cette cruelle aventure. Au nom du ciel ! remettez-vous à votre place, restez-y une heure, si vous le pouvez, et partez après naturellement. » Pendant qu’elle me parlait, M. de Montalte, cousin de M. de Valorbe, qui est venu quelquefois me voir avec lui, passa devant moi, me regarda avec affectation, et ne me salua point : il repassa deux minutes après, et, entendant madame de R. nommer M. de Valorbe, il s’avança près de nous deux, et s’adressant à madame de R., il dit assez haut pour que plusieurs personnes l’entendissent : « Madame d’Albémar a jugé à propos de déshonorer mon cousin pour plaire à M. de Mondoville ; mais si elle a disposé d’un fou à qui elle a tourné la tête, il lui sera plus difficile d’imposer silence à ses parents. » Je sentis à ce discours un mouvement de hauteur, une inspiration de fierté qui me rendit mes forces, et j’allais prononcer des paroles qui, pour un moment du moins, auraient fait triompher la vérité, lorsque je vis Léonce rentrer dans la chambre où j’étais : je sentis à l’instant les conséquences d’un mot qui lui aurait appris que M. de Montalte m’avait offensée, et je me tus subitement.

Je cherchai des regards la place que j’avais occupée en arrivant, elle était prise ; je fis le tour de la chambre, dans une espèce d’agitation qui me faisait craindre à chaque instant de tomber sans connaissance : aucune femme ne m’offrit une chaise à côté d’elle, aucun homme ne se leva pour me donner la sienne. Je commençais à voir les objets doubles, tant mon agitation augmentait à chaque pas inutile que je faisais ; je me sentais regardée de toutes parts, quoique je n’osasse lever les yeux sur personne ; à mesure que j’avançais, on reculait devant moi ; les hommes et les femmes se retiraient pour me laisser passer, et je me trouvai seule au milieu du cercle, non telle qu’une reine respectueusement entourée, mais comme un proscrit dont l’approche serait funeste. J’aperçus, dans mon désespoir, que la porte du salon était ouverte, et qu’il n’y avait personne près de cette porte. Cette issue, qui s’offrait à moi, me parut un secours inespéré ; et, dans un égarement qui tenait de la folie, je sortis de la chambre, je descendis l’escalier, je traversai la cour, et je me trouvai au milieu de la place Louis XV, sur laquelle demeurait madame de Saint-Albe ; seule,