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DELPHINE.

dix pas de moi, il s’agissait de la vie de Léonce. « Aidez-moi, répétais-je à celui qui m’accompagnait, aidez-moi, par pitié ! » Et je le traînais de toute ma force, pour qu’il fendit la presse que je ne pouvais seule écarter ; je voyais Léonce qui, après avoir parlé vivement à M. de Montalte, se dirigeait avec lui vers la sortie de la salle ; il marchait, je le suivais, mais j’étais toujours à vingt pas de lui sans pouvoir jamais franchir cette infernale distance, qu’on eût dite défendue par un pouvoir magique. Enfin, coupant seule par un détour dans les corridors, je crus pouvoir me trouver à la grande porte avant Léonce ; mais comme j’y arrivais, je le vis qui sortait par une autre issue ; je courus encore quelques pas, je tendis les bras vers lui, je l’appelai ; mais, soit que ma voix déjà trop affaiblie ne pût se faire entendre, soit qu’il fût uniquement occupé du sentiment qui l’animait, il poursuivit sa route, et je le perdis de vue au milieu de la rue, me trouvant entourée de chevaux, de cochers qui me criaient de me ranger, de voitures qui venaient sur moi, sans que je fisse un pas pour les éviter. Un de mes gens me reconnut, m’enleva sans que je le sentisse, et me porta dans ma voiture : quand j’y fus, la voix de M. Barton me rappelant à moi-même, j’eus encore la force de lui dire de suivre Léonce, et de lui montrer le côté de la rue par lequel il avait passé avec M. de Montalte ; ces mots prononcés, je perdis entièrement connaissance.

Quand je rouvris les yeux, je me trouvai chez moi, entourée de mes femmes effrayées ; je crus fermement d’abord que je venais de faire le plus horrible songe, et je les rassurai dans cette conviction. Cependant par degrés mes souvenirs me revinrent : quand le plus cruel de tous me saisit, je retombai dans l’état d’où je venais de sortir. Enfin, de funestes secours me rappelèrent à moi, et je passai trois heures telles, que des années de bonheur seraient trop achetées à ce prix ; envoyant sans cesse chez M. Barton, chez Léonce, pour savoir s’ils étaient rentrés ; écoutant chaque bruit, allant au-devant de chaque messager, qui me répondait toujours : Non, madame, ils ne sont pas encore rentrés : comme si ces paroles étaient simples, comme si l’on pouvait les prononcer sans frémir ! J’avais épuisé tous les moyens de découvrir ce qu’était devenu Léonce ; j’étais retombée dans l’inaction du désespoir ; et, jetée sur un canapé, je cherchais des yeux, je combinais dans ma tête quels moyens pourraient me donner la mort, à l’instant même où j’apprendrais que Léonce n’était plus. Quand j’entendis la voix de M. Barton, je tombai à genoux en me précipitant vers lui. « Il