Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
95
PREMIÈRE PARTIE.

juge pour se refuser à la soulager d’un grand supplice, l’humiliation publique. Ces mêmes femmes qui l’ont outragée, pensez-vous que, si elles l’eussent rencontrée seule à la campagne, elles se fussent éloignées d’elle ? Non, elles lui auraient parlé ; leur indignation vertueuse, se trouvant sans témoins, ne se serait point réveillée. Que de petitesses vaniteuses et de cruautés froides dans cette ostentation de vertus, dans ce sacrifice d’une victime humaine, non à la morale, mais à l’orgueil ! Écoutez-moi, Léonce, lui dis-je avec enthousiasme : je vous aime ; vous le savez, je ne chercherais point à vous le cacher, quand même vous l’ignoreriez encore ; loin de moi toutes les ruses du cœur, même les plus innocentes : mais, je l’espère, je ne sacrifierai pas à cette affection toute-puissante les qualités que je dois aux chers amis qui ont élevé mon enfance : je braverai le plus grand des dangers pour moi, la crainte de vous déplaire, oui, je la braverai, quand il s’agira de porter quelque consolation à un être malheureux. »

Longtemps avant d’avoir fini de parler, j’avais vu sur le visage de Léonce que j’avais triomphé de toutes ses dispositions sévères ; mais il se plaisait à m’entendre, et je continuais, encouragée par ses regards. « Delphine, me dit-il en me prenant la main, céleste Delphine, il n’est plus temps de vous résister. Qu’importe si nos caractères et nos opinions s’accordent en tout ? il n’y a pas dans l’univers une autre femme de la même nature que vous ! aucune n’a dans les traits cette empreinte divine que le ciel y a gravée pour qu’on ne pût jamais vous comparer à personne ; cette âme, cette voix, ce regard, se sont emparés de mon être ; je ne sais quel sera mon sort avec vous, mais sans vous il n’y a plus sur la terre pour moi que des couleurs effacées, des images confuses, des ombres errantes ; et rien n’existe, rien n’est animé quand vous n’êtes pas là. Soyez donc, s’écria-t-il en se jetant à mes pieds, soyez donc la compagne de ma destinée, l’ange qui marchera devant moi pendant les années que je dois encore parcourir. Soignez mon bonheur, que je vous livre avec ma vie ; ménagez mes défauts, ils naissent, comme mon amour, d’un caractère passionné ; et demandez au ciel pour moi, le jour de notre union, que je meure jeune, aimé de vous, sans avoir jamais éprouvé le moindre refroidissement dans cette affection touchante que votre cœur m’a généreusement accordée. »

Ah ! Louise, quels sentiments j’éprouvais ! Je serrais ses mains dans les miennes, je pleurais, je craignais d’interrompre par un seul mot ces paroles enivrantes ! Léonce me dit qu’il allait