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DELPHINE.

sure, son irritation ne pouvait être calmée ; vos ennemis l’avaient prévenu avant que je le visse ; le blâme que vous avez encouru avait particulièrement offensé son respect pour l’opinion publique, et vos caractères se convenaient si peu, que vous auriez été très-malheureux ensemble. — Vous avais-je chargé d’en juger ? lui dis-je, et n’aviez-vous pas accepté, ou plutôt recherché le devoir de me justifier ? — Et vous aussi, s’écria-t-elle, vous voulez m’abandonner ! vous en avez plus le droit que ma fille, et je me résigne à mon sort, sans vouloir lutter contre lui. » Elle s’assit en finissant ces mots ; je la vis pâlir et trembler. Je l’avouerai, d’abord je n’en fus point émue : j’ai tant souffert depuis huit jours, que mon âme est devenue plus ferme contre la douleur des autres ; cependant, lorsqu’elle versa des larmes, je me sentis attendrie ; je lui pris la main, je lui demandai de se justifier : elle se tut, et continua de pleurer.

C’était la première fois de ma vie que je la voyais dans cet état ; tous mes souvenirs parlèrent pour elle dans mon cœur. « Eh bien, lui dis-je, eh bien, je puis vous aimer assez pour vous pardonner le malheur de ma vie : vous ne m’avez point servie auprès de Léonce, mais en effet c’était à son cœur à plaider pour moi : lui qui était l’objet de ma tendresse, lui qui ne pouvait douter de mon amour, ne savait-il pas ma meilleure excuse ? Cependant, comment avez-vous pu vous résoudre à précipiter ce mariage ? n’aviez-vous pas besoin de mon consentement, après l’aveu que je vous avais fait ? Vous étiez mère ; mais n’étais-je pas devenue votre fille en vous confiant mon sort ? — Oui, s’écria-t-elle en soupirant, ma fille, et bien plus tendre que ma fille : je suis coupable, je le suis. » Et sa pâleur et l’altération de ses traits devenaient à chaque instant plus remarquables. Je ne pus résister à ce spectacle, et je me jetai dans ses bras en lui disant : « Je vous pardonne ; si j’en meurs, souvenez-vous que je vous ai pardonné. » Elle me regarda avec une émotion extrême ; elle eut presque le mouvement de se jeter à mes pieds ; mais se reprenant tout à coup, elle se leva, et me demanda la permission de se promener un instant seule.

Je résolus, pendant qu’elle fut loin de moi, de l’interroger sur tout ce qui s’était passé. Quand elle revint, je le tentai ; cette conversation lui était pénible, et j’étais sans cesse combattue entre l’intérêt qui me faisait dévorer ses réponses, et le sentiment de pitié qui me défendait d’insister : si elle avait voulu se vanter de me tromper, notre liaison était rompue ; mais elle me peignit avec une telle vérité les nuances précises de son désir secret en faveur de sa fille, et son exactitude cependant à dire